Houellebecq est une passion française. Depuis des années, un parfum de sacrilège se répand dès que son nom est prononcé. Une sorte de superstition souterraine crispe les esprits dès qu'il est question d'évoquer l'artiste. Pourquoi tant de malaise? A la sortie de chacune de ses oeuvres, c'est toujours le même maronnier: on se tortille en se posant des questions compliquées. Houellebecq est-il un salaud de réactionnaire? Un idéologue de droite, radical et dangereux? Tout le monde est perplexe... on ne sait pas comment traiter la question... Alors, on guette du coin de l'oeil les premiers échos de la critique officielle, on attend de voir par où le vent va tourner...
Michel Houellebecq met mal à l'aise, il nous refuse tout confort. Dans son roman Plateforme, déjà, il mettait en scène un touriste sexuel qui partait en Thaïlande... D'autres ouvrages ont sérieusement écorné certains piliers idéologiques de la gauche hexagonale. Beaucoup ne le lui pardonnent pas. Il laisse un goût amer à ceux pour qui le terme "progrès" est un leitmotiv évident. Ses romans se jouent d'une certaine révérence implicite, subliminale, que l'on accorde habituellement à certaines "valeurs" consensuelles et "humanistes": des bienséances sédimentées par le temps, celles qui font enrager, effectivement, la réacosphère française.
D'où le malentendu perpétuel: Houellebecq raillant méticuleusement ce que la droite dure vomit, on en fait naturellement l'un de ses suppôts idéologiques, ou l'une de ses créatures cachées, d'autant plus criminelle qu'elle occupe le monde de l'art, dernière marche symbolique de l'humanisme face à la barbarie. Au fond, la "gauche" suspecte Houellebecq de collaboration. Cette "gauche", pourtant, n'est pas homogène. Elle ne fait pas bloc. De nombreuses consciences issues de ses rangs ont compris que Houellebecq, romancier, ne peut être agrégé à un pôle d'adversité politique. Ce serait trop facile. Trop téléphoné.
Le problème, cependant, c'est lorsqu'il est question d'islam. Alors, les choses s'emballent. L'islam, c'est le point chaud du débat idéologique français, sur lequel chacun cherche à se positionner nettement, car ici, les ambiguités peuvent coûter cher aux réputations. Oui, sur l'islam, les regard se crispent, on est plus vigilant, on s'attend tous au tournant... Houellebecq prend un malin plaisir à sauter à pieds joints dans le plat. On lui reprocha d'ailleurs une certaine saillie qui ne passa guère, il y a quelques années, sur la religion musulmane.
Depuis janvier 2015, donc, Houellebecq récidive sur le terrain avec Soumission, un roman d'anticipation interrogeant l'identité de la France et son rapport à l'islam. Sa sortie coïncida justement avec les attentats de Charlie Hebdo et de l'Hyper-cacher, poussant l'artiste à annuler sa campagne de promotion, et à confier sa frêle personne aux soins de gardes du corps expérimentés. Terrible symbole: aujourd'hui, des hommes risquent leur vie en France parce qu'ils abordent d'un oeil critique la religion.
Dans ce contexte, la sortie de Soumission revêt forcément une charge symbolique forte. Qu'en a pensé la critique mainstream? Du mal sans mélange, bien entendu, du côté des lâches d'une certaine gauche morale, prête à tout pour associer la question de l'islam à un sujet racial... et dès lors soustraire cette religion de la critique légitime en la faisant passer sous la protection des législations antiracistes. En vérité, cette attitude est loin d'avoir fait l'unanimité. Sous la plume de Nathalie Crom, Telerama a perçu dans l'ouvrage "une satire politique efficace et hautement dérangeante" (07/01/2015). D'autres médias réputés "progressistes" ont répercuté le même type d'éloges circonspects, tout en se tortillant dans un verbiage prudent.
De fait, Soumission n'est pas un bon roman d'un point de vue strictement littéraire. L'intrigue est rachitique, molle, trop prétextuelle... On comprend dès l'abord que tout est annexé à la réflexion sur l'islam et l'identité de la France de demain. Ces questions majeures auraient pu être fondues dans une histoire plus consistante, avec une narration sérieuse qui aurait développé une aventure digne de ce nom, avec des personnages charnus, palpables. De ce point de vue, l'ouvrage de Houellebecq est un ratage sévère.
Concernant l'aspect "réflexion" de l'oeuvre, le travail est ici beaucoup plus convaincant. La finesse des intuitions, des prospectives sur la civilisation occidentale touchent très juste. Houellebecq est largement plus sévère vis-à-vis de l'Occident contemporain, de ses valeurs ridicules, que vis-à-vis de l'islam, dont l'expansion résulterait d'un phénomène tout à fait normal, étant donnée l'inanité dévertébrée qui lui fait face. L'Europe est devenue l'homme malade de la planète, un gigantesque cloaque spirituel, décérébré. Ici, le tableau que dresse Houellebecq est sans pitié: il démontre avec méticulosité l'ampleur du désastre. L'héritage humaniste bimillénaire de la civilisation judéo-chrétienne a été vidé par la cuvette des chiottes en quelques décennies seulement.
Non, Soumission est loin d'être une oeuvre islamophobe. La verve cynique de l'auteur touche avant tout la France non musulmane contemporaine, son gâtisme sans fond. Une civilisation dévitalisée, à bout de souffle, sera naturellement subjuguée par une autre civilisation, plus jeune, plus dynamique, plus vivante. C'est dans l'ordre naturel des choses, il ne faut pas s'en étonner. Est-ce un drame? Cela est une autre question, que Houellebecq laisse volontairement en suspens.
Pierre-André Bizien
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