Entretien Charlotte Payen - introduction à l'art lumineux

 

Casser les codes, débusquer l’imposture jusqu’au tréfonds de l’art mondain. Charlotte Payen est une artiste audacieuse qui entend replacer l’acte créateur dans son écrin solaire. Après l’art pour l’art et la lutte pour la lutte, il est temps d’écrire une autre page sur laquelle naîtront les œuvres de demain. Dessinatrice, entrepreneuse impénitente, Charlotte Payen entend réconcilier le monde de l’art et l'idée que la société s'en fait.

 

 

Milkipress - A quoi ressemble le quotidien d’une artiste parisienne en 2016 ?


Charlotte Payen - Dès 7h30, je travaille sur mes projets. J’occupe actuellement un poste qui me permet d’être stable financièrement, et qui est adapté à mon besoin de concentration pour produire. Parallèlement, je travaille un peu partout. Je me suis adaptée à travailler dans différents lieux quand ce n’est pas chez moi ; pour être toujours en mouvement, un peu chahutée, pour m’inspirer d’autres ambiances et de rencontres qui pourraient être intéressantes.

 

 

Milkipress - Combien le choix d’être artiste peut-il coûter ?


Charlotte Payen - Matériellement, je suis passée par des moments difficiles. Il faut être humble, ne pas mimer une esthétique de l’indigence. Au fond, créer n’est pas forcément douloureux. Depuis deux ou trois ans, j’ai décidé de sortir de ce romantisme un peu lyrique, de ce cliché qui prétend que l’artiste doit vivre le martyre ; j’ai décidé de sortir de cette illusion, en la remplaçant par le projet d’une création heureuse, une création lumineuse.
Décider d’être artiste, ce n’est pas expier une faute, c’est assumer certaines difficultés. Toute la nuance est là.

Ecchymose, mine de plomb sur papier, 2011

 

Milkipress - Mais la gêne matérielle n’est-elle pas justement – souvent – la condition d’un certain recul, d’une certaine lucidité face aux illusions consuméristes de notre monde ?


Charlotte Payen - Aujourd’hui les adultes sont des enfants gâtés, ils baignent dans une surabondance de tout. Manquer d’argent, provoque l’envie, ça creuse de l’appétit! L’artiste peut utiliser ce désir comme carburant créatif, en toute conscience. Convertir cette fringale en éveil, c’est tout l’enjeu. Quand tu n’as pas d’argent, tu t’inventes dans tous tes domaines.

 

 

Milkipress - Sautons pieds joints dans le plat : qu’est-ce qu’être artiste ?


Charlotte Payen - Ce que je peux te répondre, c’est que le fait d’être artiste implique une dimension chamanique : la capacité de créer dans le flou du mystère sans se perdre dans la nébuleuse de l’art-posture. Ne pas tomber dans le folklore de l’illusionniste, mais voir et agir comme le chaman : aussi concrètement que mystérieusement, aux confins de l’étrange. C’est un acquiescement à la lumière, au lumineux. Lorsque tu es sincère, tu peux créer continuellement (sur tout) avec très peu de choses.

 

 

Milkipress - Une forme d’aspiration métaphysique ?


Charlotte Payen - Être créateur implique un charisme qui se déploie. Au fond, se sentir artiste, c’est comme ressentir notre dimension d’être humain : c’est tout un cheminement que tu vas incarner progressivement à travers les épreuves et l’apprentissage.

 

 

Milkipress - Au-delà des controverses esthétiques et des divergences conceptuelles, peut-on approcher une définition de l’œuvre d’art ? Peut-on juger l’art au travers de critères définis ?


Charlotte Payen - Selon le sens commun, une œuvre d’art c’est ce que l’on met au musée, ce qui a été "reconnu par" ; à mon sens, c’est avant tout un bon équilibre entre le fond et la forme. Une création d’essence lumineuse qui donne à voir au-delà de son aspect formel. L’art, c’est une communication subliminale avec l’Autre, au-delà du mental et mobilisant l’inconscient : il n’y a pas d’art s’il n’y a pas quelqu’un qui regarde. L’artiste a besoin du concours critique d’un public pour que son œuvre advienne à l’art. Tout se situe dans l’alchimie de la relation établie.

 

 

Octopus, mine de plomb sur papier, 2012

 

Milkipress - Quelle place pour l’intellect dans l’œuvre d’art ?


Charlotte Payen - Je viens de la peinture. C’est une discipline très mentale où tu te trouves face à toi-même. La simple réflexion intellectuelle fait peser le risque d’une solitude excessive. * A une époque, j’ai été "amenée" à travailler sur le cannibalisme : ça parlait du couple, de l’amour, de quelque chose que je venais de vivre, qui résonnait en moi.


* Or, d’une création à l’autre, les liens ne sont pas forcément conscients : aujourd’hui, je pense que la cérébralité peut freiner les intuitions souterraines, la résonance brute du vécu.

 

 

Milkipress - As-tu des "trucs", des techniques spécifiques pour optimiser ton inspiration artistique ?


Charlotte Payen - Oui, bien-sûre. Je suis d’ailleurs en train de développer des ateliers pour dynamiser l’imagination des gens. Car ce sont des domaines tels que la créativité – qui ne sont pas réservées exclusivement aux artistes, loin de là! Ce sont les domaines essentiels que chacun est capable de développer.
L’idée est de pouvoir développer son imagination, son inspiration, pour pouvoir retranscrire ces émotions et ces idées en production. Faire le tri dans ces idées. Celles qui pourront vivre, et celles qui n’aboutiront pas.
Je peux parler à mon inconscient par exemple. J’ouvre progressivement les cercles qui m’entourent. Il s’agit de comprendre que nous sommes conditionnés au quotidien, le plus souvent à notre insu. Il faut s’extraire autant que possible de ces conditionnements, les identifier. C’est un prérequis du travail artistique.

 

 

Milkipress - Quels sont les artistes qui inspirent ton travail ?


Charlotte Payen - Je suis inspirée par une personnalité avant tout. En fait, celui qui m’inspire, c’est avant tout celui qui est parvenu à déplacer une idée, à assumer ces idées, ou à les imposer.

Les deux artistes, Aquino Blan et Christine Verdini ont été importants dans ma construction artistique. Je ne serais pas cette personne aujourd’hui si je ne les avais pas rencontré. Aquino a été un père initiateur, l’ami et un grand peintre.


D’autres m’ont inspirée et m’inspirent toujours comme Pina Bausch, Joseph Beuys, Man Ray, Victor Hugo, Björk, Jim Jarmusch, Jane Campion, Paul Grimault, Tapies… et puis l’individu, l’être humain qui sera exceptionnel ou qui aura une action exceptionnelle, inattendue.

 

 

 

Milkipress - Quand as-tu pris conscience de ta vocation d’artiste ?


Charlotte Payen - Je ressens l’envie d’être artiste depuis toujours. Je suis issue d’une famille où il y avait beaucoup de bruit et pas beaucoup de communication. Je me sentais très seule. Alors j’ai commencé à dessiner, à faire de petites choses. J’ai eu rapidement l’envie d’intégrer l’école Estienne, puis l’Ecole des Beaux-Arts.
Pendant pratiquement toute ma période scolaire, c’est vrai que l’école ne m’intéressait pas vraiment. Je passais la plupart de mon temps dehors à croquer dans les cafés plutôt qu’en classe…
Je pense avoir retenu l’essentiel de ma formation artistique : avoir un œil, développer son regard. Puis j’ai développé la main, mais c’est une autre histoire…
Je me sens autodidacte, peut-être grâce à tout cela. Aujourd’hui, je me sens à nouveau proche de la délicatesse et de la ténacité des artistes des métiers d’Art.

 

 

Milkipress - Et ensuite ?


Charlotte Payen - Après mes études, j’ai travaillé à mon compte comme graphiste : enfermée des heures entières seule, à pianoter sur un ordinateur et à gérer une activité d’indépendant, c’était trop tôt…j’ai fini par carrément saturer. J’ai donc cherché d’autres pistes : la mode, la presse... Je suis partie loin, au centre de l’Afrique, travailler quelques temps avec un anthropologue. Sur place, nous avons vécu au contact de Pygmées, et j’ai même pu monter une exposition de mes dessins en pleine brousse ! Parallèlement à ces diverses séquences, j’ai toujours eu mon atelier, pour développer ma production artistique et mes expositions.


Nouvelle étape de ma vie professionnelle : monteuse d’expositions au Palais de Tokyo, entres autres, sans pour autant savoir changer une ampoule! J’ai toujours aimé être un caméléon et un électron libre. Entourée d’artistes et de techniciens, j’ai assisté des artistes, monté en haut de murs de 8 mètres, contribué à une explosion nucléaire… avec de la mousse !

 

 

Milkipress - Comment s’est dessinée ta carrière par la suite ?


Charlotte Payen - J’ai dirigé des chantiers en tant que maître d’œuvre dans la décoration d’intérieur. J’apprécie ce secteur, de devoir déployer dans le même souffle rigueur, goût et imagination. J’ai hésité à monter mon entreprise ou à continuer ma production artistique. J’ai choisi l’art et je me suis progressivement orientée vers le dessin.

 

 

Milkipress - Quels sont tes autres thèmes de prédilection ?


Charlotte Payen - J’aime beaucoup restituer par le dessin la texture de l’enveloppe animale : la lumière des écailles des poissons, les poils, la fourrure … Retranscrire la matière, le sens du toucher, de l’impression. Recomposer le réel en déjouant nos limitations sensitives. Et aussi l’émotion, la violence, le dégoût, la puissance, la beauté, la légèreté…

 

 

Milkipress - Tes œuvres se vendent-elles bien ?


Charlotte Payen - Cela dépend des pièces que je propose. Mes loups ont du succès. Les séries de dessins que je réalise sur les loups entendent ouvrir, mener à une réflexion sur l’expressif, l’agressivité, l’émotion forte. Ce qui est dérangeant peut-être attirant.


Il y a d’autres sujets plus difficiles sur lesquels j’ai travaillé, comme les déformations. Comment contenir en nous des émotions? Un sujet qui m’a suivi pendant trois années, que je développais à la suite de mon travail de peintures noires et de peintures blanches cousues (sur la notion de faille). Les déformations s’inspirent de la mythologie : les prémices de mes dessins d’animaux.

 

 

Milkipress - L’aspect marchand de ton activité ne te gêne pas outre mesure ?


Charlotte Payen - Vivre de son art est difficile, et tout particulièrement si l’on n’assume pas vraiment ce choix. Vendre doit être une activité naturelle ; ça ne s’improvise pas, il faut savoir se positionner clairement par rapport au prix, au contrat, tout cela prend du temps. Il faut accepter cette dimension concrète du métier, ne pas rester sur son nuage. Pour fortifier mes projets, j’ai fréquenté une couveuse d’entreprises. Il se dégage une telle énergie de ces rencontres!


J’ai ouvert mon champ d’investigation et j’ai développé une marque de textile et de print en 2013. Je suis sortie de la solitude de l’atelier, de l’époque où je sollicitais des galeries sans véritable retour. Aujourd’hui, je recentre mon travail sur des projets artistiques avec d’autres créatifs, des marques et des établissements dans le haut de gamme. Je travaille avec des marques qui correspondent à mon univers, à qui je peux offrir une nouvelle vision. J’offre aux collectionneurs ou aux personnes avec qui je travaille des œuvres uniques qui ajoutent une puissance visuelle dans leur vie et dans leurs projets.

 

(Entretien réalisé en mai 2016)

 

Liens et contacts

www.charlotte-payen.com

www.facebook.com/charlottePayenArtiste/

 

Crédits

 

Portrait Charlotte Payen, 2015 - Crédit photographique Laetitia Duarte

Ecchymose, mine de plomb sur papier, 2011

Octopus, mine de plomb sur papier, 2012

L'escalier, d'après "L'envers et l'endroit" d'Albert Camus, gravure taille-douce, 2000

Jarret, photographie sur papier baryté, 1999

Le loup et l’agneau, mine de plomb sur papier, 2012



 


 

 

 


 

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