Le rôle de l’histoire est éminemment stratégique, puisqu’il sert à inculquer des valeurs à la population, à justifier des politiques, structurer une société... À travers l’exemple du conflit au Haut-Karabagh dans le Caucase du Sud, nous pouvons étudier le mécanisme qui tend à transformer les historiens en soldats, sans que l’affect n’intervienne chez la plupart des lecteurs.
Suivant l’adage d’Orwell, « celui qui maîtrise le présent, maîtrise aussi le passé ». Ceux qui exercent les plus hautes fonctions politiques recherchent l’appui de savants pour légitimer leur présence au pouvoir.
La force, qui a permis l’acquisition du pouvoir, doit être nécessairement relayée par une entreprise de persuasion afin de stabiliser l’État, en idéalisant une « unité », un « vivre-ensemble », ou un « système politico-économique ». Ce phénomène semble suivre deux phases : dans la première, les érudits agissent consciemment, par conviction ou opportunisme ; dans la suivante, leurs actions sont inconscientes, produites par un endoctrinement politique préalable.
Sur le plan historiographique, les glissements de paradigme sont hautement significatifs. En France, le passage d’une histoire centrée sur le politique et le religieux à une histoire plus économique et sociale marque le triomphe des idéaux démocratiques et matérialistes dans la société. De même, le programme actuel de géographie insiste sur la notion de « Développement Durable », suivant ainsi la recommandation d’un ouvrage sulfureux, La paix indésirable… où l’on préconise de remplacer l’ennemi extérieur par la menace environnementale. Ainsi, l’organisation sociale et le pouvoir politique se maintiendraient bien que n’étant plus légitimés par la guerre.
Sans porter de jugement, ni sur le bienfondé de ces opérations, ni sur l’honnêteté intellectuelle des divers acteurs mobilisés dans ce phénomène, observons le cas symptomatique du Haut-Karabagh. Celui-ci présente l’avantage d’être à la fois contemporain et transposable à tant d’autres lieux. Cette région montagneuse, située au Sud-Caucase, est revendiquée par deux anciennes républiques soviétiques : l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Toutes les deux s’appuient sur des sources historiques – officiellement neutres - pour expliquer que le Haut-Karabagh était incorporé dans les royaumes antiques dont elles se proclament les héritières : ceux d’Arménie et d’Albanie (pour l’Azerbaïdjan).
Aucun des deux n’ayant eu de limites claires fixées dans le temps, il est dès lors impossible d’après les écrits d’affirmer (ou d’infirmer) que le Karabagh y était partie intégrante. Cette instrumentalisation opportuniste de l’histoire lointaine s’explique par l’absence de structure étatique ayant dominé pleinement ces territoires, et par le besoin d’imaginaire dans la construction identitaire (l’histoire étant « le dernier mythe moderne » selon Lévi-Strauss).
L’attachement de la part d’un nouvel État à un « passé légendaire » est par nature contestable, car faisant fi de l’action du temps sur les hommes, et des mouvements migratoires, culturels et politiques. Son caractère artificiel est amplifié lorsqu’il ne bénéficie pas d’une continuité symbolique. De surcroît, avant de s’éteindre, ces deux royaumes ont été dissous dans des ensembles plus larges, ce qui devrait en théorie les empêcher de réclamer la suzeraineté sur le Haut-Karabagh ; car suivant cette logique, les revendications de tout empire ou de toutes structures micro-régionales deviennent légitimes.
L’argument ethnique est tout aussi conflictuel et délicat, puisque le modèle allemand de la nation (la langue et la culture servant de base à l’idée de nation) a toujours eu besoin d’une construction politique préalable ou postérieure. Ces deux nouvelles nations affirment que la présence de l’autre n’est due qu’à des mouvements migratoires relativement récents : ceux des peuples turco-mongols au XVIIIème siècle pour les Azerbaïdjanais et des Arméniens dans l’Empire tsariste au XIXème siècle.
Le conflit, qui a longtemps été étouffé suite à l’effacement des idéologies nationales devant celles de l’Union Soviétique, a ressurgi durant la période de la Perestroïka (1985-1991). Bien que peuplé très majoritairement d’Arméniens, le Haut-Karabagh était sous domination administrative azerbaïdjanaise, suite à des considérations politiciennes.
Après la chute de l’URSS, le nouvel État azerbaïdjanais a souhaité contrôler la totalité de son territoire ; de 1991 à 1994, il s’est heurté aux miliciens du Haut-Karabagh, favorables à l’intégration dans une Arménie qui les soutenait en sous-main. Les conséquences gravissimes de l’extension du conflit ont contraint les acteurs à une trêve. En effet, l’Arménie était soutenue par la Russie, tandis que l’Azerbaïdjan bénéficiait de l’appui de la Turquie, membre de l’OTAN (ces deux pays sont unis par le slogan « une nation, deux États ») : la menace d’une Troisième Guerre Mondiale a été énoncée clairement par le chef d’État-major de la CEI en 1992.
Le Haut-Karabagh est depuis séparé de facto de l’Azerbaïdjan, sans être pour autant incorporé dans l’Arménie, par peur d’un tollé médiatique et d’une réprobation internationale. Néanmoins, leur proximité dans de nombreux domaines (économiques, culturels, …) est indéniable, l’exemple le plus significatif étant celui de Robert Kotcharian qui a démissionné de son poste de président du Haut-Karabagh (1994-97), pour poursuivre une carrière politique en Arménie : premier ministre (1997-98), puis président (1998-2008).
Pour asseoir idéologiquement sa légitimité, le nouvel État du Haut-Karabagh proclamé en 1994, mais non reconnu par les membres de l’ONU, mobilise une cohorte d’historiens ; ceux-ci expliquant que cette région a toujours su échapper aux autorités centrales et préserver son autonomie. La réalité est ainsi faite : chaque État dispose d’historiens-soldats qui s’appuient sur une vision parcellaire des événements (la retranscription de l’histoire étant par nature incomplète et contestable en tant que contraction de la réalité) pour retranscrire un continuum favorable au pouvoir. Mais peut-il en être autrement ?
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