Land grabbing - L'agriculture française est-elle menacée? La question de l'accaparement des terres

 

Depuis une quinzaine d’années, le développement des pays émergents accentue la demande mondiale en produits agricoles. À bien des égards, l’agriculture est un enjeu stratégique pour les puissances qui veulent assurer leurs approvisionnements en denrées alimentaires et en matières premières agricoles. Aussi, l’accaparement des terres arables revêt une dimension à la fois géopolitique et géoéconomique.

 

Le « land grabbing », un phénomène mondial

 


Médiatisé dans les années 2000, à la suite de l’envolée du prix des produits agricoles, le « land grabbing » concerne des millions d’hectares de terres dans le monde. Cette appropriation des espaces agricoles par des acteurs privés et gouvernementaux se fait au détriment des populations locales qui sont alors spoliées de leur source de revenus et d’alimentation. Bien que ce phénomène touche surtout les pays du Sud, et en particulier ceux d’Afrique, il prend également son essor dans les pays développés.

 

En 2010, un rapport de la Banque mondiale estimait que 46 millions d’ha relevaient de transactions sur des achats de foncier à l’étranger. De son côté, l’ONG GRAIN affirme que, de 2006 à 2016, 491 projets d’achats de terres à grande échelle (> à 500 ha) ont été réalisés pour un total de 30 millions d’ha. Quant à la base de données Land Matrix, elle indique qu’en octobre 2017, 48,8 millions d’ha entrent dans le cadre de 1389 acquisitions massives de terrains agricoles. Cependant, à la différence des estimations de GRAIN, qui ne regroupent que les achats de terres destinés à la production alimentaire, le projet Land Matrix incorpore aussi les acquisitions de cultures à finalité non alimentaire.

 

 

 

 

Si l’on se réfère au classement de Land Matrix sur les dix États qui investissent le plus dans l’achat ou la location de terres arables, il ressort que les pays émergents d’Asie et du Moyen-Orient sont très actifs. Ainsi, la Malaisie, Singapour, la Chine et l’Inde ont fait l’acquisition de 11,2 millions d’ha de terrains agricoles, alors que les Émirats arabes unis et l’Arabie Saoudite en ont acquis 3,8 millions. Pour sa part, le Brésil, qui aspire à devenir « le jardin du monde », a acheté ou loué 2,39 millions d’ha hors de son territoire.

 

Malgré le dynamisme des pays émergents, l’Occident demeure un acteur majeur de la ruée vers les terres. À ce propos, les États-Unis dominent le classement des pays acquéreurs de foncier, avec 10 millions d’ha concédés à ses firmes et ses fonds de pension. Pour autant, l’Europe occidentale n’est pas en reste comme le prouve les 3,9 millions d’ha octroyés à des investisseurs britanniques et hollandais.

 

Parmi les dix pays les plus prisés des investisseurs internationaux, il ressort que quatre d’entre eux appartiennent à l’Afrique subsaharienne. En effet, la République Démocratique du Congo, le Soudan du Sud, le Mozambique et le Congo-Brazzaville ont ainsi vendu ou loué 14,57 millions d’ha à des entreprises étrangères. Au sein de ce classement, l’Amérique latine figure en bonne place avec 4,78 millions d’ha qui sont répartis au Brésil et en Argentine. Pour leur part, la Papouasie Nouvelle-Guinée et l’Indonésie ont cédé 7 millions d’hectares, essentiellement issus du défrichage des forêts d’Asie du sud-est et d’Océanie. Enfin, le Vieux Continent est aussi la cible du « land grabbing », comme l’illustre l’achat et la location de 4,7 millions d’ha de terres russes et ukrainiennes.



Loin de révéler un antagonisme Nord / Sud, l’accaparement des terres à l’échelle mondiale est le reflet de la multipolarisation de l’échiquier international. Si les pays développés sont des acteurs historiques de ce processus, il n’empêche que les puissances émergentes prennent une part grandissante dans l’appropriation des terres des pays les moins avancés (PMA). A cet égard, il n’est pas surprenant que l’Afrique soit le continent le plus ciblé par le « land grabbing » au point qu’il y prend l’aspect d’une néocolonisation économique. À l’inverse, en Amérique du Nord et en Europe de l’ouest, l’accaparement des terres reste rare, mais il est révélateur de la financiarisation de l’agriculture.

 


Qu’en est-il en France ?

 


En  France, l’irruption d’investisseurs étrangers dans le secteur agricole, suscite craintes et  interrogations. Si les grands vignobles sont de longue date recherchés par les acheteurs, leur intérêt se porte aussi sur d’autres activités. Attirée par la qualité de la production française autant que par l’opportunité d’accéder au marché européen, la Chine se démarque par des acquisitions spectaculaires. Après avoir racheté la conserverie de tomates Le Cabanon (de 2004 à 2014), ainsi que les producteurs de charcuterie Justin Bridou et Cochonou (2013), les Chinois s’intéressent au lait français. Depuis 2015, ils ont investi dans quatre laiteries dont la production est principalement destinée à leur marché intérieur.

 

En février 2016, l’achat de 1700 ha de terres céréalières dans le Berry par la société Hongyang, constitue un événement inédit. En réalité, cette acquisition de quatre propriétés agricoles a été réalisée en grand secret et pour des montants trois fois supérieurs aux prix courants. Dans l’éventualité où ce phénomène venait à s’amplifier, le risque encouru serait une déstabilisation du marché des terres agricoles.

 

Cette situation constituerait alors un frein majeur à l’installation de jeunes agriculteurs dans certaines régions. D’autre part, la prise de possessions de terres par des groupes internationaux suscite la méfiance des exploitants locaux. Interrogé par France 2, l’un d’eux Jacques C., dont les parcelles sont situées à proximité de champs cédés à Hongyang, déclarait qu’ « Il y a des bouts de France qui partent à l'étranger. C'est le droit de propriété, ça veut dire que ces gens-là auront le droit de faire ce qu'ils veulent. Donc, on peut tout imaginer. »

 

Outre sa dimension polémogène, cette ruée vers les terres pose des questions quant à la pérennité de la « souveraineté alimentaire » nationale. Pourtant, dans les années 1960, la création des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) était destinée à favoriser le développement de l’agriculture, en assurant la transparence du marché foncier rural. Aujourd’hui, les missions des SAFER se sont diversifiées et s’orientent autour de trois axes en adéquation avec le développement durable :

 

• Dynamiser l’agriculture et les espaces forestiers et favoriser l’installation de jeunes agriculteurs.

• Protéger l’environnement, les paysages et les ressources naturelles.

• Accompagner le développement de l’économie locale.

 

Dans le cadre de ces missions, les SAFER bénéficient d’un droit de préemption sur les ventes de terres agricoles. Lors de l’année 2015, elles ont ainsi exercé 1 260 préemptions, pour une surface de 6 000 ha et une valeur de 54 millions d’euros. Cela représente 0,6 % de l’ensemble des notifications de vente transmises par les notaires aux SAFER. À l’origine, le droit de préemption des SAFER était limité aux biens mobiliers et immobiliers mais il a été étendu en 2014 aux ventes de sociétés agricoles. Cependant, la préemption n’est valable que dans le cadre d’une cession totale de leurs parts sociales.

 

Effectivement, pour vendre leurs terres à un prix élevé sans risquer de voir leurs transactions préemptées, les agriculteurs ont la possibilité de céder jusqu’à 99 % de leurs entreprises. C’est d’ailleurs de cette manière que Hongyang a pris le contrôle de terres arables dans l’Indre. En février 2017, le législateur a tenté de combler ce vide juridique en étendant le droit de préemption des SAFER aux cessions partielles de sociétés. Toutefois, le 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a censuré plusieurs dispositions de l’article 3 de la loi Potier au motif qu’elles portent « une atteinte disproportionnée au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre. ». De ce fait, l’accaparement de terres agricoles  par des sociétés financières se poursuit sans que les SAFER puissent intervenir.

 

À ce propos, en novembre 2017, la société Hongyang s’est de nouveau emparée de 900 ha de terres à blé et à maïs dans l’Allier, en dépensant près de 10 millions d’euros. Dans une déclaration faite à l’AFP, Emmanuel Hyest, le président de la fédération nationale des SAFER, estime qu’en 2016, le pourcentage de terres agricoles détenues en France par des sociétés se situe entre 15 et 20 % alors qu’il était presque nul il y a dix ans. Toutefois, de son aveu, « Ce type d'accaparement est loin de se faire uniquement via des étrangers, la majorité se fait via des investisseurs français ». Mais, s’il n’est pas aussi  spectaculaire que dans les pays du Sud, le « land grabbing » n’en menace pas moins la pérennité des exploitations indépendantes au profit d’intérêts financiers. Alerté sur ce sujet, le ministre de l'Agriculture, Stéphane Travert a donc annoncé au Sénat le lancement d’une réflexion sur la promulgation d’une nouvelle loi foncière.

 

Les terres agricoles, butin de la guerre économique

 


Loin de garantir un accès universel aux ressources alimentaires, la mondialisation exacerbe les tensions internationales autour des questions liées à l’agriculture. Au delà de leur aspect commercial, ces rivalités reflètent le besoin vital qu’ont certains États de garantir leur sécurité alimentaire. En effet, par manque de terres arables, de ressources en eau, et / ou en raison de l’érosion des sols et de l’étalement urbain, la mise en œuvre d’une politique d’externalisation des cultures vivrières a des avantages. Concrètement, elle permet de sécuriser les approvisionnements d’un pays en denrées agricoles tout en se protégeant des fluctuations de prix sur les marchés. Néanmoins, pour fonctionner, cette stratégie doit s’insérer dans une économie ouverte au libre-échange et bénéficier du consentement des élites politiques des pays ciblés.

Efficace dans les PMA, où la corruption des responsables locaux la facilite, elle montre ses limites dans des pays soucieux de protéger leur agriculture. Mieux encore, sa continuité se pose en cas de crise majeure. Des troubles intérieurs ou un conflit armé pourraient ainsi déboucher sur un arrêt des exportations de produits agricoles et une nationalisation des terres accaparées. En tant que ressources rares, les terres arables font donc l’objet d’une âpre guerre économique qui impliquent tant les États que les multinationales. Aussi, dans un monde où les intérêts financiers ont le pouvoir d’influer sur les modèles de développement agricole, il devient urgent pour les pays les plus vulnérables d’adopter des politiques qui préservent leur souveraineté alimentaire.


Alexandre Depont


 


Pour aller plus loin

 

Base de données Land Matrix :

http://landmatrix.org/en/

Site de l’ONG GRAIN :
https://www.grain.org/fr

Site des Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural :
http://www.safer.fr/index.asp

 

Ouvrages

 

CHARVET Jean-Paul (dir.), Nourrir les hommes, CNED / SEDES, 2010.

PARMENTIER Bruno, Nourrir l’humanité. Les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle, La Découverte, 2009.

POUCH Thierry, La guerre des terres : Stratégies agricoles et mondialisation, Choiseul, 2010.

 

Articles

 

DJABALI Nadia, « Accaparement des terres, demain à qui appartiendra la planète ? », Basta !, 20 mai 2014.
https://www.bastamag.net/Accaparement-des-terres-demain-a

DONNELLY Philippine, « Loi contre l’accaparement des terres agricoles censurée par le Conseil constitutionnel », La Croix, 17 mars 2017

GOUIN Simon, « En France et dans le monde, la ruée vers les terres s’accélère », Basta !,  04 octobre 2017.
https://www.bastamag.net/En-France-et-dans-le-monde-la-ruee-vers-la-terre-agricole-s-accelere

HÉRARD Pascal, « Accaparement des terres agricoles, la loi Potier en question », TV5 Monde, 22 avril 2017.
http://information.tv5monde.com/info/accaparement-des-terres-agricoles-la-loi-potier-en-question-165672

MALSANG Isabel, « Allier : un groupe chinois achète 900 hectares en contournant le système de protection des terres agricoles », Orange, 22 novembre 2017.
https://pro.orange.fr/actualites/allier-un-groupe-chinois-achete-900-hectares-en-contournant-le-systeme-de-protection-des-terres-agricoles-CNT000000SqarM.html

MUNIER Frédéric, « Ressources rares » in GAUCHON Pascal (dir.), Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, PUF, 2011.

 

Émissions

 

Cultures monde - « Des terres et des hommes : l’agriculture en questions 4/4 – Accaparement des terres : la Chine va-t-elle racheter le monde ?, France Culture, 27 février 2014.
https://www.franceculture.fr/emissions/culturesmonde/des-terres-et-des-hommes-lagriculture-en-questions-44-accaparement-des

Le choix de la Rédaction - « Accaparement des terres agricoles : une réalité française ? », France Culture, 18 janvier 2017.
https://www.franceculture.fr/emissions/le-choix-de-la-redaction/accaparement-des-terres-agricoles-une-realite-francaise

Pièces à conviction - « Disparition des terres agricoles : enquête sur un business qui rapporte», France 3, 27 septembre 2017.

 

 


 

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