Intelligence d'André Bouton, historien du Mans et du Maine

 

Aux marécages de l’université, certains préfèrent l’amphithéâtre du terroir. Ce fut le cas d’André Bouton, historien atypique et plein de verve, notaire de profession ; vacciné contre la suffisance doctrinaire des gardiens de la discipline, il consacra son œuvre à l’élaboration d’une histoire complexe du Maine et du Mans – à la fois moderne ET pittoresque. La résolution d’une telle équation semblait impossible, mais André Bouton eut raison d’elle... jusqu’à un certain point.  


Avant d’analyser l’œuvre historique d’André Bouton, penchons-nous sur sa vie d’homme et l’oikos qui fut le sien.

 


Un Sarthois de rude origine

 


André Bouton est né sur les terres industrieuses de Fresnay-sur-Sarthe, le 30 novembre 1890. Fils et petit-fils de tanneurs, il est issu d’une dynastie de solides paysans, implantée dans le Saosnois depuis l’époque médiévale. Près des Alpes mancelles, la terre forge des hommes brefs et rouges, cravacheurs, avec un fond de tendresse dans la prunelle.


A 12 ans, lorsque son père décède, André Bouton part vivre chez un grand-père au Mans. Son destin subit alors de fortes oscillations : il doit quitter l’institution scolaire à 15 ans, faute d’argent, et est ajourné à l’Ecole d’hydrographie de Saint-Malo suite à une visite médicale (on lui décèle une myopie). Son rêve de devenir capitaine au long cours s’effondre. Le jeune homme surmonte le choc et se réoriente vers le notariat ; son amour des horizons lointains sera comblé d’une autre manière, par l’histoire…


Pour l’heure, André Bouton devient employé puis clerc de notaire dans plusieurs établissements provinciaux et au Mans (étude Mazerat). Il y côtoie la truculente psychologie des petits possédants, l’amour de la vétille et de la clause microscopique.


En 1914, la guerre survient. Initialement affecté au service auxiliaire en raison de sa myopie, il proteste et fait le forcing pour être exposé au feu ennemi. Sa doléance est acceptée, et le voici promu en zone fosse commune, en première ligne de combat.


« J’ai manqué cent fois d’être tué », écrira-t-il désabusé, après avoir été blessé par balles à la cuisse puis fourragé par éclat d’obus au thorax et au flanc, dans les régions boueuses de la Somme. Dans ses mémoires de guerre, ce vécu lui inspirera des formules qui, pour un peu, auraient réconcilié Barrès et Breton :


« Pour échapper à la vassalité teutonne, la France est tombée sous l’esclavage de l’or américain » (Journal de guerre)


«La France a le culte de l’égalité, mais l’égalité en phrases ronflantes, et pas dans les choses!» (Journal de guerre)


« Certaines infirmières, dignes d’éloges, ne cherchaient-elles pas, par leur séjour dans l’hôpital, la satisfaction copieuse d’autres élans moins éthérés ? » (Journal de guerre)


On lui devra surtout ce trait freudien :


« La guerre est une névrose internationale » (Journal de guerre)


En outre, ses écrits de guerre accusent l’attitude outrancière des soldats américains qui stationnèrent au Mans. Bien qu’officiellement alliés, ils se comportèrent comme de violents occupants, face à des Français traités en autochtones insignifiants :


« On les voyait congestionnés, puant tous les alcools, titubant et braillant à travers nos rues»


« ne raffolant que de bosse, de café-concert et de musique tapageuse, manifestant leur satisfaction par des sifflements et des hurlements de peaux-rouges ! »


C’était surtout des « brutes » qui dévalisaient les passants « montrant le couteau et le revolver, comme s’ils étaient en Californie ».


Ici, André Bouton fait œuvre de mémoire, une mémoire précise et douloureuse, quelque peu négligée par la "grande" histoire, celle des manuels araseurs et des discours officiels. Les écoliers manceaux ont-ils bien connaissance de ces sombres événements ?

 

 André Bouton, en 1910

 


"Clio-sur-Sarthe"


Après la guerre, André Bouton devient notaire et s’installe à Mamers (il aura même pour client Joseph Caillaux !). Son frère, qui est prêtre, s’inquiète de son célibat – André a dépassé les 30 ans, frisant la réputation de vieux garçon… On rappellera à ce propos la délicate formule de l’abbé Bolo :


« Le vieux garçon est à la vertu sociale ce que le chien enragé est à la santé publique» (Les mariages écrits au ciel, 1892)


Après de discrètes prospections, l’intrépide curé finit par repérer une demoiselle artiste à forte personnalité, fille de notaire, bien capable d’intriguer son "ours" de frère. La stratégie fonctionne : à la vue d’Etiennette Bardet, la mine protocolaire d’André fond sur le champ. Le mariage est rondement célébré en 1923, sous la direction bienveillante du frère curé.


En parallèle à ses diverses aventures professionnelles, André Bouton commence à fréquenter les dépôts d’archives publiques et les presbytères avec son appareil photo. Il entend reconstituer l’histoire de sa famille, tout simplement, mais le voici bientôt happé par les vertiges de la recherche en tant que telle. N’ayant pas fréquenté l’université, il apprend sur le tas, en autododacte. Ses premiers articles paraissent dans des revues locales. L’auguste tâche qu’assignait Michelet à l’histoire – la résurrection du passé – ne se décrète pas. André en a conscience ; son tempérament calme, méticuleux, le prédispose à la rigueur nécessaire.   

  
A ce titre, son petit-fils a su nous offrir un portrait intéressant de l’homme. Evitant les pièges de l’affection filiale, il nous dépeint un véritable intellectuel moléculaire, loin des intellectuels sériels qui prospèrent dans les officines étatiques :


« Réservé, peu expansif, aimant les recherches sur le terrain et dans les dépôts d’archives, André Bouton était animé d’une force de volonté et d’une ténacité peu communes qui ont permis, au prix d’un effort régulier et de longue haleine, à mener à bien ses recherches historiques (…). D’un commerce agréable, toujours courtois et distingué dans son habillement (je ne l’ai jamais vu, même en vacances, autrement vêtu que d’un costume sur chemise et cravate), comme dans son langage (je ne l’ai jamais entendu hausser la voix ni même faire des plaisanteries légères), il réduisait toutefois les mondanités au minimum, toujours pressé de retourner à sa table de travail » (Didier Béoutis, in Etiennette Bouton 1900-1992)


Les époux Bouton auront cinq enfants. Ils ont notamment habité dans l’atelier photographique de Gustave Cosson, au 10 rue du Crucifix. Par la suite, ils emménagèrent dans la rue du 33e mobiles. Après le notariat, André s’était engagé dans l’immobilier (Bien plus tard, en 1960, il fera construire un immeuble d’appartements rue Pierre Belon et s’y installera).

 

 

La tentation politique

 


Avant de s’attacher à la science historique, André Bouton avait pratiqué l’économie. Ce fait le prédisposait à épouser les vues révolutionnaires de l’école des Annales, née en 1929 du rapprochement de deux historiens : Lucien Febvre et Marc Bloch (lequel finira fusillé par les nazis). Tournant résolument le dos à la vieille histoire-bataille et au positivisme historique (conception rachitique de la discipline visant à la réduire aux documents sans interprétation possible), Febvre et Bloch se prononcent pour un bouleversement hardi des sciences humaines : l’histoire doit s’ouvrir à l’étude des réalités économiques et sociales, à la géographie. C’est l’interaction de ces sciences alors compartimentées qui créera la nouvelle histoire.


Creusant son propre sillon dans la même direction, André Bouton s’était plongé dans l’étude des fortunes privées, pointant leur déliquescence rampante. L’ouvrage qu’il tira de ses recherches, "La fin des rentiers", plaidait pour la mise en place d’un statut protégé des actionnaires individuels. En 1924, il publia une étude archéologique de terrain intitulée La Butte-Chaumont (Orne), un poste de guet sur lequel il avait été affecté, en 1917-18, afin d'observer les éventuels passages d'aéronefs ennemis. 


Son activité professionnelle le conduisit à devenir vice-président des porteurs de valeurs immobilières, et à tâter de l’activisme politique. Au cours des années 30, le voici membre de la ligue nationale des contribuables auprès du très dextriste Jacques Lemaigre Dubreuil. Cet affairiste remuant disposait d’une incroyable pompe financière depuis son mariage "pactole" avec Simone Lesieur, fille du fondateur des huiles éponymes. Précisons qu’André Bouton n’alla pas se fourvoyer dans la mystique fascisante, ce qui arriva à certains de ses pairs. Son tempérament calme, mesuré, le vaccinait contre les rêves d’aventures paranoïaques, la contagion des âmes brunes.


Son combat fiscal auprès de Lemaigre Dubreuil avait son efficacité : il s’agissait d’un puissant lobby de contribuables, avertissant, dissuadant le gouvernement d’augmenter les impôts. Les slogans, employés comme des projectiles, écrasants d’imbécillité, finirent par désabuser notre historien : ils ressemblaient à des sommations éructées lors d’un braquage (« Baissez tous les impôts de 10% », etc…). André Bouton aurait souhaité des analyses plus fines, des discours plus construits. Il s’éloigna donc, superbe, tel un Sophocle qui se serait compromis dans un bastringue. 


Au cours de l’Occupation, il fut approché par de menus messieurs qui lui offrirent de frayer avec la collaboration ; sa fibre catholique et morale, son amour de l’ordre intéressaient. Bouton déclina : à vrai dire, les sirènes pétainistes avaient le timbre un peu rauque…


Rapidement, il avait compris la supercherie du nazisme, sa débâcle programmée. Son recul d’historien l’immunisait : Hitler était un spectre comparable à Napoléon, dont le Reich serait englouti par la force des choses. Son hubris le condamnait de facto, les Grecs avaient enseigné ça depuis des millénaires. 


A peu de choses près, le bon sens d’André Bouton collait avec cette saillie de l’abbé Couturier :


« Les hommes de Vichy se sont trompés très précisément en ceci qu’ils ont estimé que l’intérêt de la France pouvait se détacher de son honneur » (La vérité blessée)


Malheureusement, d’autres que lui se laissèrent séduire et se fourvoyèrent gravement. Vers 1943, il tenta de raisonner un proche qui était entré dans la collaboration. Peine perdue. Plus tard, évoquant Vichy, il écrivit que son inspiration initiale fut le « conservatisme triomphant, la réaction érigée en mode de gouvernement » ; par la suite, le régime de Pétain « sombre dans une tragique parodie de fascisme». Cette précision est intéressante : elle suggère que le gouvernement de Pétain n’était pas originellement fasciste, mais qu’il avait dégénéré. Dès lors, les pétainistes de la première heure ne sauraient être étiquetés "fascistes". A ce titre, les fantasmes d’une certaine idéologie rétrospective pêchent par amalgame affabulateur (la conception extensive du terme "fascisme", popularisée par l’historien controversé Zeev Sternhell, est à considérer).

 

 

Pourfendre les mythes collectifs sans vitrifier le passé

 


Par la suite, André Bouton s’intéressa à l’univers de la franc-maçonnerie. Il examina l’idée répandue selon laquelle les sociétés secrètes auraient fomenté puis manipulé la Révolution française. Il parvint à démontrer l’inanité de cette théorie grâce à l’exploitation des archives de Marius Lepage, un initié iconoclaste et très ouvert de Laval. Les ouvrages qui furent tirés de ces recherches, assortis de listes de francs-maçons de la région au temps de la Révolution, suscitèrent une onde de choc dans la bonne société mancelle : soudain, des catholiques à chevalière se découvraient un ancêtre libre-penseur !


« Il y a loin de l’importance des Maçons dans la propagation des idées nouvelles, dans la création d’un climat prérévolutionnaire, qui sont indéniables, avec l’existence d’un vaste complot maçonnique dans le but d’anéantir la Monarchie » (Les Francs-Maçons manceaux et la Révolution française)


« L’ancien régime meurt parce qu’il a cessé de correspondre à la réalité économique et sociale, il disparaît victime des abus qui le rongent » (ibid)


Dans son histoire économique et sociale du Maine, il affirmera tout de même, avec une pointe polémique : « Le premier moteur de la Révolution fut la révolte nobiliaire de 1787 »… une impulsion qui échappa bien vite à ses initiateurs, qualifiés d’ « apprentis sorciers »… «leur relais fut pris par des bourgeois dévorés d’ambition»


Au-delà de ces vues un peu appuyées mais passionnantes, André Bouton fit généralement preuve d’un bel esprit d’objectivité scientifique. En effet, son catholicisme ne pesa pas à charge sur son étude de la franc-maçonnerie (on l’attendait au tournant) ; surtout, sa religion ne l’empêcha pas de reconnaître certains aspects désagréables du passé :   


« Dans nos pays catholiques occidentaux les progrès de l’esprit et les conquêtes sociales ont été, pendant des siècles, réalisés contre ceux qui se réclamaient de Dieu » (Les luttes ardentes des Francs-Maçons manceaux)


Dans son étude économique et sociale du Maine, il ira même jusqu’à qualifier les prêtres médiévaux de « sorciers administrateurs de rites ».


La neutralité axiologique d’André Bouton ne l’empêchait pas d’émettre des jugements civilisationnels comme l’auraient fait un Toynbee ou un Gibbon :


« Un pays ne mérite plus la démocratie quand l’abdication de la pensée des citoyens y remplace le choix raisonné » (A. Bouton, Les luttes ardentes des Francs-Maçons manceaux)

 

 

Une plume audacieuse

 


Parfois, la plume d’André Bouton plonge dans une verdeur littéraire et comique discutable, mais captivante… Ici, concernant le Moyen Âge :


« Les gens ignoraient la pudeur, les invités des noces accompagnaient le couple dans la chambre nuptiale et le mettaient au lit, la pudibonderie était inconnue, ils étalaient leur nudité intégrale en ne se cachant pas même des enfants, pissaient par leur fenêtre ou dans le coin de la cheminée » (Le Maine, Histoire économique et sociale, le Moyen Âge)


« Tout le monde se nettoyait en se grattant, en raclant sa crasse ; tous puaient l’ail et l’oignon cru, aliments prophylactiques qu’ils consommaient en abondance » (André Bouton, Le Maine, histoire économique et sociale, Le moyen âge)


Ou encore :


« La psychologie des nobles de haute époque était peu compliquée, ils tenaient de l’enfant et du sauvage. Ces brutes au visage dur et aux poings solides étaient rapaces, sans repos, arrogantes, impulsives, avaient l’enthousiasme facile et la colère à fleur de peau » (André Bouton, Le Maine, histoire économique et sociale, Le moyen âge)

 

 

Evaluation de l’œuvre d’André Bouton

 


Que vaut l’œuvre d’André Bouton ? Grave question, qu’il nous faut aborder sans complaisance. L’enfant du pays a beau nous plaire, il s’inscrit dans la longue ligne des demi-gratifiés qu’on entasse au purgatoire mémoriel :


"AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECALCITRANTE"


L’erreur funeste, trop prévisible, serait de le classifier dans la catégorie des historiens régionalistes, ces intellectuels ambivalents, au charme un peu épais. Trop commode. Comment expliquer, dès lors, que son travail ait fait autorité… jusqu’au Japon ? Comment expliquer sa monumentale histoire économique et sociale du Maine en cinq volumes, courant de l’Antiquité au XIXe siècle ?


André Bouton ne fut pas, loin s’en faut, le premier historien du Maine et du Mans. Déjà, au XIXe siècle, l’abbé Ledru avait écrit l’histoire événementielle du Maine, mais il s’agissait encore d’exposés linéaires, scientifiquement déficients. De son côté, Robert Triger avait fouillé les archives de la région en tous sens, élaborant de fort précieux ouvrages pour la mémoire autochtone. André Bouton, dans une certaine mesure, unifia sous sa plume les qualités de ses devanciers, puis "systématisa" l’effort d’élucidation scientifique ; il fut et demeure le Thomas d’Aquin de l’histoire locale, son docteur officiel, révisable mais insurpassé quant à l’ampleur de réflexion.


Certes, André Bouton n’a pas constitué une armature épistémologique aussi puissante que celles de Braudel, de François Furet ou de Marc Bloch. Sa conception de l’histoire est plus directe, plus charnelle et moins jargonnante. Elle est fondamentalement "incarnée", puisque notre homme s’est lui-même frotté toute sa vie aux réalités économiques et sociales dont il a rendu compte dans ses écrits : son quotidien professionnel, nous l’avons vu plus haut, infusait dans un écosystème qu’un universitaire ne saurait appréhender qu’à la marge.


Sa doctrine peut être illustrée par deux formules enveloppantes :


-« Le passé ne peut être nuisible que dans la mesure où nous l’ignorons » (La vie pittoresque du Mans…)


-L’historien est un « détective du passé »


Développons ces deux pistes :


-Si nous ignorons le passé, celui-ci reviendra sous forme de refoulé, d’inconscient ou de névrose. Il infectera notre présent. L’historien a donc la fonction subliminale de l’hygiéniste, du garant de l’intégrité de la conscience collective. Eclairer le passé, c’est anéantir les cellules cancérigènes qui se développent dans l’inconscient de nos civilisations.


-D’autre part, si l’historien est détective, c’est qu’il doit procéder par le biais d’enquêtes. Or l’enquête, c’est justement le nom apposé à l’œuvre d’Hérodote, père fondateur de l’histoire en tant que discipline, avec Thucydide. Par cette idée, André Bouton s’affilie directement à la source originelle de sa science. Le détective cherche des indices, il restitue les faits par déduction et sur preuves. La distinction entre sources primaires et sources secondaires est ici fondamentale. André Bouton procédait par de longues séances de consultations d’archives, par le dépouillement scrupuleux de travaux antérieurs, et par la lecture des bulletins de sociétés savantes. Il travaillait en marge de son activité professionnelle, en s’enfermant dans son bureau de 21h à minuit en semaine, ainsi que le samedi et le dimanche. En période de vacances, il louait une villa pour la famille et revenait vite se barricader dans son bureau afin de poursuivre ses chères études. Son petit-fils ajoute avec tendresse :


« Mon grand-père était un homme calme, méticuleux, pas spécialement porté sur la plaisanterie. Il ne se dispersait pas. Il avait cependant un côté bonhomme » (Didier Béoutis, Entretien, 12 février 2018)


Les dures lois de la création passent toujours par un certain rapport à la solitude ; une solitude féconde, sur la brèche, qui n’est pas l’isolement. A ce degré d’investissement, on entre dans l’ordre de l’apostolat, de la mission. Traquer le passé comme un "détective", c’est donc le prendre par surprise, le devancer même. Or, peut-on "devancer" le passé, par nature antérieur ? Seulement si les traces qu’il a laissées sont correctement interprétées et mises en perspective. Le véritable historien, dans l’ordre philosophique, est donc "vainqueur du temps"… pour un instant. 

 

"Si André Bouton a nécessairement travaillé le plus souvent seul, il aimait partager ses découvertes avec les autres érudits locaux, et particulièrement les jeunes. D'où son investissement dans les sociétés savantes locales (particulièrement au sein de la Société d'agriculture, sciences et arts de la Sarthe, dont il fut vice-président de 1944 à 1957, puis président jusqu'en 1974, organisant conférences et visites de sites, et publiant, chaque année, un volume de mémoires" (Didier Béoutis, à propos de son grand-père)

 

 

Critiques et lacunes de l’œuvre d’André Bouton

 


En 1964, dans les Cahiers de civilisation médiévale, Robert Delatouche offre un portrait intéressant de l’historien :
« M. Bouton est un de ces érudits provinciaux dont l'espèce se fait de plus en plus rare pour le dommage de l'histoire non seulement locale, mais générale. Depuis quarante ans, si l'on en juge par sa bibliographie, il fouille en tous sens l'histoire du Maine, depuis l'antiquité jusqu'à l'époque contemporaine, l'envisageant sous les aspects les plus divers, géographique, social, politique, archéologique, religieux, tout en se tenant au courant des progrès et des problèmes de l'histoire générale à laquelle il rattache ses propres investigations. »


Respectueusement, il pointe certaines erreurs ou imprécisions relevées dans l’histoire économique et sociale du Maine :
« Mais, dans ses développements, on ne voit pas toujours très bien ce qui ressort de la documentation régionale et ce qui est inféré de l'histoire générale, voire de l'histoire officielle. Il en ressort parfois des contradictions » (Delatouche, 1964).
D’autres erreurs de détail sont repérées : datation fausse concernant la découverte agricole du sarrazin ; assimilation erronée du maïs au « blé de Turquie » ; fautes d’impression non corrigées lors de l’impression de l’ouvrage. Plus grave peut-être, Robert Delatouche lui reproche d’avoir, à l’occasion, pallié un manque de documentation en utilisant des informations datant d’époques légèrement antérieures… sans le préciser au lecteur.


Globalement, ces observations demeurent assez vénielles. Plus sérieuses sont les accusations touchant à la méthodologie générale : on a souvent reproché à André Bouton d’avoir tronçonné l’histoire en périodes fixes et un peu scolaires (Antiquité, Moyen Âge…).


« Il est vrai que mon grand-père allait beaucoup dans l’analytique. On lui a reproché d’enfermer ses recherches dans des bornes chronologiques un peu artificielles : Antiquité, Moyen Âge… Cependant, il fallait bien cadrer le travail » (Didier Béoutis, Entretien, 12 février 2018)


D’autre part, le fait d’avoir choisi de clore son histoire du Maine à l’arrivée du chemin de fer, en plein XIXe siècle, peut faire suspecter notre auteur d’anti-modernisme primaire :


« En brassant les populations, le chemin de fer fit disparaître le particularisme local, anéantit le patois, enterra les traditions et, en révélant la vie urbaine aux ruraux, créa chez eux un complexe d’infériorité vis-à-vis des citadins » (André Bouton, Le Maine, histoire économique et sociale)


Autre vulnérabilité : le style, parfois lyrique. Malgré la belle qualité de la langue et de beaux éclats d’esprit, la faconde de Bouton mord un peu sur la scientificité de ses démonstrations :


« Les clercs du moyen âge étaient de joyeux compagnons »


« Les seigneurs manceaux du Haut Moyen Âge étaient donc restés des barbares grossiers et incultes » (Le Maine, histoire économique et sociale, Le moyen âge)


« A l’exception de l’élite religieuse, la société aimait les violences, la rapine sinon le meurtre, prenait plaisir à torturer les faibles, c’étaient encore des brutes » (Ibid)


Cette écriture de caractère n’est pas sans rappeler le style d’Ernest Lavisse :


« Les Gaulois étaient donc des barbares, mais ils étaient intelligents, braves et gais » (Ernest Lavisse, La nouvelle première année d’histoire de France)


Au fond, ces phrases pittoresques, appliquées au monde arabe, seraient immédiatement qualifiées d’ « orientalisme » par le monde intellectuel contemporain… ce qui est intéressant par ailleurs : on remarque ici que le rêve et le fantasme n’ont jamais concerné exclusivement l’Orient ou les colonies. A vrai dire, l’orientalisme est un concept trompeur : le type de discours que l’on fédère sous ce vocable a concerné depuis toujours le monde Occidental lui-même, comme en atteste notre représentation des Gaulois ou des gueux du Moyen Âge.


André Bouton prête le flanc à quelques autres critiques encore. On pourrait lui reprocher des traits de moralité hors de propos, voire, si l’on est bégueule, certaines formulations malheureuses : ainsi lorsqu’il affirme qu’au XIXe siècle, le vieux Mans est devenu un «repaire de truands et de filles, celui du vice, de la misère, de la saleté et de la maladie »… ailleurs, après un long développement sur les prostituées mancelles du XVIIIe siècle (Bouton va repérer des putains dans ses archives jusqu’au 9e siècle), il s’oublie légèrement…


« Enfin, il a toujours existé des femelles dans la nature, plus ou moins ivrognesses et très proches de l’humanité primitive »


Cette tournure un peu virile s’insère dans un contexte précis de "résurrection" du passé, au cours duquel de véritables personnages sortent de l’oubli. Ainsi « la mal nommée Marguerite Vertu », réputée s’accoupler avec 10 à 15 hommes par nuit au Mans… Oui, Bouton a le mérite de ressusciter des personnages tertiaires de l’histoire, accrocheurs, hauts en couleurs (on pense au moine-chanteur Frécime qui, au XVIIIe siècle, tonnait d’une voix considérable lors des événements publiques. Pour tout salaire, il demandait juste d’être nourri grassement… il engloutissait des torrents de vin, soi-disant pour entretenir ses cordes vocales. Le drôle creva de déchéance à 52 ans, en 1778).


Cette passion du détail, bien introduite, permet au lecteur de mieux percevoir le passé qui lui est déterré. Par exemple, décrivant l’époque de la Terreur (1793) :


« La névrose révolutionnaire alla au point qu’on vit à Ernée des femmes enceintes placer leur ventre au-devant de la guillotine pour donner à leur fœtus un baptême utérin avec du sang d’aristocrate »


En régalant ainsi son lecteur d’anecdotes, notre historien tombe parfois dans l’imprécision méthodique : on pense alors à un passage très particulier de son œuvre, évoquant, vers 1140 au Mans, un démon nommé Faunus. Celui-ci est décrit hantant la maison du prévôt Nicolas Garnier, battant les passants, épouvantant le voisinage, faisant sonner les cloches… si bien que l’évêque fait exorciser l’esprit. Ici, on ne sait trop comment se place l’historien par rapport au propos qu’il relate. On ne sent pas la distance nécessaire, le fait est simplement conté comme dans une chronique médiévale.

 

 

En définitive

 


Face à la caste des esthètes nus, André Bouton passera toujours pour un lettré un peu épais. Sa verve, sa générosité ont nourri des générations de citoyens anonymes, bien au-delà du cercle confidentiel que le destin lui réservait. Il a su "ressusciter" un espace-temps révolu, déterrer d’innombrables faits signifiants, déterminants, qui offrent du patrimoine régional une vue plus ample, plus riche et fertile. André Bouton a éclairé l’identité mancelle, il a sorti le Maine d’un enfouissement mémoriel programmé. Aux nouvelles générations de prolonger son effort.

 

 

Pierre-André Bizien

Biographe privé

pierreandrebizien@yahoo.fr

 

L’auteur de ce texte est un parisien qui naquit au Mans et y passa ses quatre premières années, au début des "eighties". Ecrire sur sa ville d’origine est pour lui un grand honneur, empreint d’une sensation douce-amère. Manceaux, votre patrimoine est magnifique, soyez-en fiers, et offrez-vous l’avenir que vous méritez. N’abordez pas les problèmes qui se posent à votre collectivité avec crainte ou désarroi : l’avenir dépend de ce que vous ferez en commun, malgré vos différends.


Je remercie chaleureusement Didier Béoutis, petit-fils d’André Bouton ; sa courtoisie et sa disponibilité m’ont permis de mener à bien ces quelques recherches. Didier Béoutis est un biographe prolifique et très intéressant, un bâtisseur de mémoire dont les générations à venir seront redevables.


Enfin, j’adresse un salut à Hervé Guyomard, homme de grande valeur que j’ai eu la chance de côtoyer il y a quelques années. Son travail de valorisation du patrimoine manceau et sarthois forcent notre respect.

 


Pour aller plus loin

 

Mont des lettres - biographies privées, ouvrages de familles

 

Didier Béoutis: fiche personnelle, présentation de divers ouvrages. (Site des auteurs du Maine)

 

André Bouton, La Butte-Chaumont, étude historique et archéologique, 1924


André Bouton, La Fin des rentiers. Histoire des fortunes privées en France depuis 1914, 1932, éd. Trémois


André Bouton, À travers les souterrains inconnus du Vieux-Mans, 1936


André Bouton, Les Voies antiques, les grands chemins médiévaux et les routes royales du Haut-Maine, 1947


André Bouton, Les Francs-maçons manceaux et la Révolution française, 1954


André Bouton, La Vie pittoresque au Mans au temps des carrosses et des chandelles, 1963


André Bouton, Les Luttes ardentes des francs-maçons manceaux pour l'établissement de la République 1815-1914, 1966
André Bouton, Le Maine, histoire économique et sociale, 5 volumes, 1962-1976


Didier Béoutis, (éd.), André Bouton, mémoires d'un Manceau, soldat pendant la Grande Guerre, 2014


Ilatou Sarthe


www.lemans.fr

 

 

 


 

 


 

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