A la fin du XIe siècle, le moine Anselme de Cantorbéry entend élaborer une preuve de l’existence de Dieu fondée sur la seule raison humaine et non sur l’autorité de la Bible. Cette démarche presque choquante, réclamée par quelques tonsurés lassés de boniments spirituels, offre à la réflexion philosophique une place de choix dans l’espace théologique médiéval.
Avant Anselme, Scot Erigène et d’autres clercs avaient déjà osé mêler à l’autorité des Ecritures le fruit de la simple réflexion rationnelle ; si l’argument ontologique a tant fait parler jusqu’à nos jours, c’est parce que cette preuve de l’existence de Dieu avait un charme vertigineux.
Ordinairement, la philosophie médiévale ennuie, comme le concède l’universitaire Alain de Libera dans son savoureux "Penser le Moyen Âge". Pour le Pekinus Occidentalis ordinaire, elle se réduit à d’infinies arguties latines et poussiéreuses. Constat partiellement avéré. Au XIe siècle, le lourd index ridé de la tradition se pose déjà sur les lèvres des théologiens novateurs. Néanmoins, ceux-ci sont plus nombreux que ce qu’il est convenable de postuler en chaire, ils ont encore la possibilité de s'exprimer nettement, et Anselme de Cantorbéry incarne l’un des plus foisonnants esprits de son temps.
Pourquoi parler d'argument "ontologique" ?
L’argument ontologique est en vérité la synthèse intellectuelle de diverses preuves complexes de l’existence de Dieu, qu’Anselme de Cantorbéry avait développées dans un ouvrage antérieur à son Proslogion, le Monologion. Pourquoi donc parle-t-on d’argument "ontologique" ? Tout simplement parce que cet argument est tiré d’un raisonnement à partir de la notion d’ "être" ; l’être, c’est la définition foudroyante et définitive de Dieu, par sa formidable brièveté et son antagonisme absolu face au non-être, au néant.
Etant l’envers absolu du néant, Dieu est avant tout "être", vie, réalité. On se rappelle que dans l’Ancien Testament, lorsque Dieu se révèle à Moïse, il s’intitule « Je suis celui qui suis » (osons passer la querelle de traduction de la sentence) ; la Bible définit Dieu par l’être, au-delà de tous superlatifs évocateurs de majesté. L’être synthétise l’origine de tout ce qui existe, c’est la notion insurpassable à partir de laquelle nous conjuguons tout quotidiennement.
L’être est donc la grande racine métaphysique originelle, et l’ontologie, c’est ce qui se rapporte à l’être. Nous avons donc une première compréhension du terme « argument ontologique ».
Que nous apprend l’argument ontologique ?
Afin de prouver l’existence de Dieu, Anselme utilise un raisonnement fort audacieux. Logiquement, Dieu est l’être tel qu’on ne peut pas en concevoir de plus grand. Or, le mécréant lui-même conçoit en lui-même cette définition de Dieu. Or, si quelque chose n’existe que dans l’intelligence et non dans la réalité, c’est que quelque chose de plus grand que cette chose existe, puisque le fait d’exister dans la réalité est plus grand que le fait de n’exister que dans l’intelligence. Dès lors, la définition de Dieu implique nécessairement son existence, et l’athée est obligé de reconnaître l’existence de Dieu pour éviter de se contredire.
L’intelligence de renard dont fait ici preuve Anselme est savoureuse. Elle nous fait toucher du doigt le charme vertigineux du raisonnement dialectique, tout en nous renvoyant à la misère ordinaire de nos petits raisonnements quotidiens. Que l’argument soit décisif ou non est une autre question.
Ceux qui ont rejeté l’argument ontologique
Alors qu’Anselme de Cantorbéry vit encore, son argument est sévèrement réfuté par Gaunilon, un obscur moine de l’abbaye de Marmoutiers.
L’existence de quelque chose dans la pensée n’implique nullement que cette chose existe réellement, hors de la pensée ; exister comme objet de pensée n’est pas jouir d’une véritable existence, c’est juste être conçu. En effet, je peux concevoir dans mon imagination des îles magnifiques et parfaites, cela n’implique pas que ces îles existent réellement. Gaunilon est formel.
Plus tard, entre mille autres, saint Thomas d’Aquin, Locke et Kant contesteront à leur tour la validité de cette preuve de l’existence de Dieu, avec plus ou moins de vigueur. Descartes s’en inspirera de son côté pour élaborer une nouvelle preuve de l’existence de Dieu (fait intéressant, que la tradition laïque refuse souvent de mentionner: en effet, selon l'usage officiel, un esprit cartésien incarne implicitement bien autre chose). Anselme n’a certes pas provoqué de choc universel décisif avec son raisonnement, mais c’est peut-être en raison du manque d’amplitude des esprits sceptiques.
Plus près de nous, la caste des universitaires a largement rejeté l’argument ontologique, ceci en partie par préjugé anti-théologique. Le grand historien Emile Bréhier affirma ceci d’Anselme et de son argument :
« Il a cru à tort qu’il suffisait de penser à Dieu pour pouvoir affirmer qu’il est dans l’intellect, c’est-à-dire qu’il a une essence ; mais, à ce compte, une fiction quelconque posséderait également une essence» (Emile Bréhier, La philosophie du Moyen Âge)
Au fond, ce que l’on peut reprocher à l’argument ontologique, c’est de ressortir de la dialectique plutôt que de la philosophie. Une langue prostituée pourrait accuser Anselme d’avoir échafaudé un tour de passe-passe intellectuel, spécieux, risquant de faire passer la raison humaine pour une putain.
Et de fait… si de nombreux clercs médiévaux ont tant haï la raison humaine et la philosophie, ce n’était pas ontologiquement par obscurantisme, mais souvent par dégoût accumulé des gloses dialecticiennes aboutissant à soutenir tout et son contraire. Ce travers était alors très fréquent, et certains esprits prudents finissaient en somme par trancher : plutôt que de risquer le salut des âmes par des raisonnements tortueux, il convient de jouer "secure" et de nous en tenir à la bonne grosse Révélation… il y a tant à goûter à l’intérieur qu’on s’en tiendra là.
Ceux qui ont approuvé l’argument ontologique
Peut-on raisonnablement défendre l’argument ontologique de nos jours ? La preuve de l’existence de Dieu qu’Anselme a prétendu manifester par son biais est-elle valable ? Directement non. Indirectement, c’est une tout autre histoire.
Le grand philosophe médiéviste Etienne Gilson est peut-être l’un des seuls commentateurs à avoir su s’élever au-delà de la polémique. Ainsi écrivait-il, au cours des années 20 :
« Cette démonstration de l’existence de Dieu est assurément le triomphe de la dialectique pure opérant sur une définition. Elle n’en a pas moins un contenu, car ce qu’elle a de force tient au sentiment, juste en soi, de ce qu’il y a d’unique dans la notion d’ "être" prise au sens absolu» (Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge)
Puis il ajouta :
« Même si l’on récuse la preuve comme telle, on reconnaîtra sans doute que Saint Anselme a vu juste en soulignant la force irrésistible avec laquelle la notion d’être absolu, c’est-à-dire tel qu’on n’en puisse concevoir de plus grand, appelle en quelque sorte la position de son existence par la pensée qui le conçoit. Qu’il y ait là un problème réel, on peut en voir un indice dans la vitalité dont l’argumentation de saint Anselme a fait preuve au cours des siècles suivants. Il y a toujours eu des philosophes pour la reprendre et la remanier à leur façon, et ses implications sont si riches que le fait seul de l’avoir rejetée ou admise suffit presque à déterminer le groupe doctrinal auquel appartient un philosophe» (Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge)
De son côté, le théologien belge André Léonard, après avoir formulé des réserves à propos de l’argument ontologique en dénonçant un « sophisme subtil », soutient néanmoins sa pertinence de fond :
« Nous estimons que, dans sa littéralité même, la preuve ontologique contient quelque chose de valable. Certes, elle ne suffit pas à démontrer que Dieu existe, mais, une fois que l’existence de Dieu a été montrée par l’une des preuves traditionnelles, métaphysique ou métanoétique, alors elle fait voir en Dieu un abîme de réalité que les autres n’indiquent pas aussi clairement» (André Léonard, Les raisons de croire, 2010)
Au fond, l’argument ontologique d’Anselme nous invite à explorer plus avant le mystère de l’existence, le miracle du fait d’être. Il s’agit de méditer, de pratiquer l’exégèse interne de ce mot-racine. Par quoi conclure enfin ? Peut-être par cette leçon d’Albert Camus :
«C’est en retardant ses conclusions, même lorsqu’elles lui paraissent évidentes, qu’un penseur progresse» (Carnets, 1951)
Pierre-André Bizien
Pour aller plus loin
André Léonard, Les raisons de croire, 2010
Etienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge, 1922
Etienne Gilson, Christianisme et philosophie, 1936
Etienne Gilson, Le philosophe et la théologie, 1960
Emile Bréhier, La philosophie du Moyen Âge, 1937
Stéphane-Marie Barbellion, Les "preuves" de l’existence de Dieu, 1999
Alain Michel, Théologiens et mystiques au Moyen Âge, 1997
Anselme de Cantorbéry, Proslogion
Thomas d’Aquin, La somme théologique
Jacques Maritain, Art et scolastique, 1960
Jacques Maritain, Approches de Dieu, 1953
Dominique Poirel, Anselme, Bonaventure, Thomas d’Aquin et l’argument du Proslogion, 1995
Compitum.fr
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