Le putsch raté du 15 juillet dernier a ravivé de vieux souvenirs au sein de la société turque. 1960, 1971, 1980… chacune de ces années a vu un coup d’Etat avec ses traumatismes qui ont marqué des générations de Turcs.
L’institution militaire, autoproclamée garante de la laïcité et des “valeurs éternelles” du pays, a en effet longtemps imposé le cadre politique au sein duquel il était autorisé d’évoluer : à la moindre entorse, un coup d’Etat (ou sa menace) recadrait les dirigeants politiques civils en leur rappelant les limites que l’armée considérait comme infranchissables.
Une armée omniprésente jusqu’à l’arrivée de l’AKP
L’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP) et de son charismatique leader au début des années 2000 a profondément modifié cet équilibre. En effet, alors que les pouvoirs précédents étaient faibles (succession de gouvernements de coalition qui tombaient au gré des fréquentes crises politiques), le gouvernement de l’AKP est arrivé seul au pouvoir en jouissant d’une légitimité populaire et démocratique inhabituelle dans l’histoire turque.
Cette stabilité politique a notamment entraîné un développement économique important. De même, de grandes avancées démocratiques ont marqué les premières années de règne de l’AKP. Tout en consolidant son pouvoir, le parti de Recep Tayyip Erdogan a ainsi su reléguer l’armée au second plan en s’appuyant sur la volonté populaire.
Un pouvoir confronté à des oppositions diverses
Cependant, le parti au pouvoir depuis 2002 a modifié sa stratégie durant ces dernières années, contribuant à polariser la société, fracturée plus que jamais entre les “pro” et les “anti” AKP jusqu’à la tentative de putsch de juillet 2016.
En baptisant le 3e pont du Bosphore "Yavuz Sultan Selim", du nom d’un sultan connu pour un massacre d’envergure envers les minorités de l’empire Ottoman, en particulier les Alevis, le pouvoir a par exemple mobilisé un marqueur identitaire contribuant à marginaliser une partie de la population, traditionnellement pro-kémaliste.
Ce courant kémaliste, du nom du fondateur de la République de Turquie ayant imposé une certaine conception de la laïcité dans laquelle le pouvoir politique contrôle le pouvoir religieux, était pendant longtemps très présent au sein de l’armée. Cependant, ce courant a vu son influence considérablement réduite au sein des institutions, même si le premier parti d’opposition s’en réclame toujours avec ferveur.
Enfin, outre l’opposition nationaliste kurde accompagnée d’un regain de violences mettant fin au processus de paix engagé dans les années 2000, une autre opposition profonde – qui n’éclatera au grand jour qu’en 2013 – concerne le mouvement de Fethullah Gulen. Bien que très présent au sein de certaines institutions, le mouvement ne bénéficie pas de véritable assise populaire; aussi est-il en cours de marginalisation par un pouvoir qui l’accuse d’être à l’origine de la tentative de coup d’Etat.
Une union nationale autour de la légitimité du suffrage universel
L’échec cuisant de cette tentative démontre le chemin parcouru par la Turquie depuis une vingtaine d’années. Tout d’abord, les avancées technologiques ne permettent plus de prendre le pouvoir en prenant le contrôle de la télévision publique : le temps de la télévision unique est révolu, une multitude de moyens de communication existent désormais.
L’ensemble des partis politiques institutionnels a ainsi pu condamner en direct la tentative de putsch et une partie importante de la population a répondu à l’appel du président de la République (effectué par l’intermédiaire d’internet et diffusé sur les chaînes privées) de manifester contre les rebelles qui tentaient de prendre le pouvoir.
Les militaires ont en effet laissé de mauvais souvenirs dans le pays, si bien que même les anti-Erdogan convaincus n’ont pas apporté leur soutien aux putschistes, et ce malgré la volonté de ces derniers de s’inscrire dans une tradition kémaliste pour fédérer une large opposition. Les aspirations démocratiques et la volonté du peuple ont constitué les principales armes du gouvernement sorti vainqueur de cet affrontement, mais qui doit faire face à une situation politique périlleuse.
Une recomposition politique cruciale pour l’avenir de la région
La gestion de l’après coup d’Etat est en effet cruciale à plus d’un titre. Le pouvoir doit faire face à un affaiblissement de certaines institutions avec de nouveaux cadres à former, afin de remplacer les nombreux fonctionnaires soupçonnés de liens avec le mouvement de Fethullah Gulen.
Par ailleurs, le gouvernement doit entretenir des liens avec les différentes oppositions auxquelles il est confronté : la nature de ses liens sera structurante pour l’avenir du pays avec deux grandes orientations envisageables.
La première pourrait voir un exécutif qui se sent renforcé, abusant de sa légitimité démocratique comme ont pu faire craindre les arrestations massives quelques heures après la tentative ratée. Cette stratégie autoritaire ne serait pas nouvelle, mais sa persistance engendrerait des risques majeurs dans ce contexte marqué d’instabilité.
La deuxième pourrait illustrer la formule de Raymond Aron, “la tolérance naît du doute” : un pouvoir qui doute et fait ainsi preuve de tolérance en acceptant plus aisément certains courants minoritaires au sein d’une nouvelle Turquie, en phase de reléguer les coups d’Etat dans les livres d’histoire…
Tarik YILDIZ, correspondance depuis la Turquie.
Tarik Yildiz est sociologue et essayiste, président de l’Institut de Recherche sur les Populations et pays arabo-musulmans (www.irpam.fr). Il a notamment écrit "Le racisme anti-blanc".
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