Le siège de Leningrad (1941-1944) - Chiffres et témoignages, armées

 

“Même les rats et les pigeons avaient été mangés”… Températures inférieures à -20°C, attaques à main armée, malades évacués en luge, pénurie d’eau et d’électricité, gangs de revendeurs de chair humaine… Leningrad fut l’un des sièges les plus longs et les plus impitoyables de l’histoire.

 


Pris en étau par les Finlandais au nord et les Allemands au sud, 630.000 habitants périssent de faim dès le premier hiver (1941). Pour survivre, certains plantent des choux dans les cimetières ; d’autres commettent des actes de cannibalisme ou exécutent des meurtres (pour récupérer les tickets de rationnement). Parallèlement, le marché noir explose ; au gré des privations, une montre en or peut s’échanger contre cinq ou six pommes de terre.

 

“Sur un plan strictement militaire, Leningrad n’est ni un combat de rues sur le modèle de Stalingrad, ni un matraquage d’artillerie comme Sébastopol” (Boris Laurent, La guerre totale à l’Est).

 

Selon l’historien britannique Antony Beevor, Hitler décide sciemment de ne pas occuper la ville mais de l’encercler, avec cet objectif en tête : laisser la population mourir de faim et de maladie ; le Führer souhaite à terme raser le “foyer du judéo-bolchévisme”.

 

Le blocus dure 900 jours ; un habitant sur trois trouve la mort. L’immense majorité périt de faim et d’épuisement. Contrairement à une idée reçue, l’artillerie et les bombardements ne causent “que” 2 à 3% des victimes civiles. Notons l’apparition sur le champ de bataille (dans les combats périphériques) du célèbre char lourd “Tigre” ; son baptême du feu s’avère catastrophique car il se révèle inadapté aux combats en terrain marécageux et boisé de la zone. Toutefois, employé à bon escient, il devient par la suite la terreur des tankistes soviétiques. En outre, l’oppression communiste, le patriotisme et la détermination inouïe des civils permettent à la cité assiégée de faire front jusqu’au dégagement par l’Armée rouge.

 

 

La Wehrmacht s’enkyste aux portes de la ville

 

 

Dans le cadre de l’opération Barbarossa - déclenchée le 22 juin 1941 -, les troupes allemandes investissent le territoire soviétique ; trois groupes d’armées sont ainsi constitués. Le groupe d’armées nord, dirigé par le feld-maréchal von Leeb, se voit assigner la prise de Leningrad. Face à la rapide progression des Allemands, l’URSS réagit énergiquement ; 1.000 km de lignes de défenses concentriques ainsi que 500 km de fossés antichars sont construits à la hâte autour de la ville. Dans le même temps, celle-ci change de visage :

 

“Leningrad est méconnaissable. Des barricades ont été dressées dans les rues, des tranchées y ont été creusées. On a peint des taches sur les maisons pour que d’en haut on puisse les prendre pour des arbres. Dans les parcs, il y a des canons antiaériens pointés vers le ciel. On obture les vitrines avec des planches et on y verse du sable” (cité dans Ilya Glazounov, Le blocus de Leningrad).

 

Cependant, la ville est isolée du reste de la Russie ; fin août, plus aucune voie ferroviaire ne la relie avec l’intérieur. Les Allemands bloquent l’accès à la Baltique et les Finlandais tiennent les hauteurs nord ; l’unique voie d’accès reste le lac Ladoga - jouxtant l’agglomération -, la voie aérienne se révélant peu efficace.

 

 

La “route de la vie”

 

 

Début 1942, 450.000 civils sont évacués par le lac Ladoga gelé ; l’été, un demi-million supplémentaire s’enfuit par bateau. Les Russes surnomment affectueusement cette voie “la route de la vie” ; elle est également utilisée comme voie de ravitaillement, malgré son efficience toute relative :

 

“Les quantités de vivres acheminées par cette voie sont ridiculement faibles au regard des besoins de la population : en deux mois, la ville assiégée ne reçoit que l’équivalent d’une vingtaine de jours de rations minimales (…) Toute la difficulté de l’utilisation de cette “route de la glace” consiste à acheminer, par camions et sur des routes exécrables, le ravitaillement depuis la voie de chemin de fer Vologda-Leningrad” (in Alexander Werth, Leningrad, 1943).

 

Pour enrayer les allées et venues de camions, les Allemands expédient des patrouilles de skieurs armés ; en réponse, les Russes fabriquent des igloos dans lesquels ils installent des nids de mitrailleuses. En janvier 1943, les Soviétiques parviennent enfin, au prix du sang, à établir un étroit corridor au sud du lac Ladoga ; l’étau autour de la ville se desserre légèrement. Néanmoins, les privations subsistent.

 

 

Survivre au quotidien

 

 

La pénurie de vivres entraîne des actes de cannibalisme ; 2.000 personnes sont arrêtées pour ce motif. Le savon, la vaseline et la colle deviennent des produits alimentaires. La ration journalière de pain est pesée : 500 grammes pour un soldat au front, 250 grammes pour un travailleur d’usine et 125 grammes pour un employé de bureau ou un enfant. Par manque d’ingrédients, le “pain” est composé en partie de coton et de soja. Détail notable, le taux de mortalité est trois fois moins important que la moyenne parmi les ouvriers fournissant Leningrad en pain ; il est quasiment nul parmi les employés travaillant pour l’usine de fabrication de margarine.

 

Affamés, les habitants traquent tous types d’animaux ; une enseignante témoigne ainsi :

“Il ne restait plus un seul chien ni un seul chat dans la ville. Même les rats et les pigeons avaient été mangés. On se battait pour un morceau de viande. Une fois, j’ai vu sur la perspective Kirov un cheval qui s’était cassé une jambe : il a été dépecé sur place” (cité dans Nicolas Bernard, La guerre germano-soviétique, 1941-1943).

 

Conjointement, le brigandage et le marché noir se développent à grande échelle ; un tapis persan peut par exemple se négocier contre deux petites tablettes de chocolat. Au total, plus de 17.000 affaires de vol seront jugées pendant le siège en raison des trafics en tout genre.

 

Libération tardive

 

La ville n’est libérée que le 27 janvier 1944 ; plus d’un million de soldats et de civils ont trouvé la mort dans le secteur de Leningrad. Le propre frère de Vladimir Poutine, l’actuel président russe, meurt en bas-âge lors du blocus. La guerre entre le Reich et l’Union soviétique se prolonge jusqu’au 9 mai 1945 ; quelques 25 millions de citoyens soviétiques y perdront la vie.

 

 

Pour aller plus loin 

 

Antony Beevor, La Seconde Guerre mondiale, Le Livre de Poche, 2012

Nicolas Bernard, La guerre germano-soviétique, 1941-1943, Tallandier, 2013

Nicolas Bernard, La guerre germano-soviétique, 1943-1945, Tallandier, 2013

Richard Bidlack, Nikita Lomagin, Marian Schwartz, The Leningrad Blockade, 1941-1944 : A New Documentary History from the Soviet Archives, Yale University Press, 2013

Lidiya Ginzburg, Journal du siège de Leningrad, The Harvill Press, 1995

David M. Glantz, Barbarossa, Hitler’s Invasion of Russia 1941, Tempus, 2001

Ilya Glazounov, Le blocus de Leningrad - Souvenirs d’enfance (1941-1944), Economica, 2013

John Keegan, La Deuxième Guerre mondiale, Tempus, 1989

Boris Laurent, La guerre totale à l’Est, Nouvelles perspectives sur la guerre germano-soviétique - 1941-1945, Nouveau Monde éditions, 2014

Jean Mabire, Division Nordland : Dans l'Hiver glacé, devant Leningrad, 1997

Brian Moynahan, Leningrad : Siege and Symphony: The Story of the Great City Terrorized by Stalin, Starved by Hitler, Immortalized by Shostakovich, Grove Press, 2015

Jean-François Muracciole, Guillaume Piketty, Encyclopédie De La Seconde Guerre Mondiale, Robert Laffont, 2015

Alexis Peri, The War Within : Diaries from the Siege of Leningrad, Harvard University Press, 2017

Anna Reid, Leningrad : The Epic Siege of World War II, 1941-1944, Walker Books, 2012

Pierre Vallaud, L’Étau : le siège de Leningrad, Fayard, 2011

Erich von Manstein, Mémoires, Perrin, 2017

Alexander Werth, Leningrad, 1943, Tallandier, 2010

 

 


 

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