Analyse philosophique de The Good Wife - bonnes séries TV

 

Le public français juge les séries TV américaines avec haine, même s’il les consomme : il les trouve puériles, manichéennes ou flattant les instincts bovins de l’humanité. Cette image de marque est tenace. Pourtant, elle ne convainc plus les consciences averties qui pointent, inversement, la nullité française en la matière : question séries TV, la France qui méprise les Etats-Unis, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. 


Outre-Atlantique, la médiocrité scandaleuse des productions des années 80 et 90 a marqué nos consciences au fer rouge : Columbo et quelques monuments exceptés, nous restons psychologiquement traumatisés par la coiffure criminelle de MacGyver, la vantardise obscène du Rebelle, le sourire de Bill Cosby...


Pendant 20 ans, des millions de cervelles ont été contaminées par du chewing-gum liquide sous la bénédiction complice de nos pouvoirs publics. Des gens sont devenus irrémédiablement cons, ont tenté de reproduire ce qu’ils voyaient à la télé et ont fini totalement frustrés. Ce n’était pas la « vraie vie ». La brutalité du réel les a rattrapés, et leur tristesse s’apaise désormais dans le porno sur internet.

 


The Good Wife : une série TV intelligente  

 


La complexité du réel et sa brutalité, c’est justement ce qu’ont cherché à retranscrire Robert et Michelle King dans la série TV judiciaire The Good Wife. Producteurs et scénaristes en chef des épisodes, ils ont osé considérer le public comme un bloc de consciences matures : malgré d’inévitables facilités scénaristiques autorisées par le caractère fictionnel de la série, ils ont exploré le tréfonds d’une psychologie féminine, dans le contexte darwinien du monde professionnel américain.


De 2009 à 2016, les sept saisons de The Good Wife ont tenu en haleine des millions de spectateurs sans pour autant leur atrophier le cerveau : les épisodes soumettent à notre réflexion de graves questions éthiques universelles, en nous proposant des clés argumentatives, des approches théoriques originales. Surtout, les scénaristes ont eu la décence de ne pas réduire certains sujets inextricables à la portion congrue.


Rapports de domination homme/femme, racisme, discrimination positive, aspect corrupteur de la séduction, pouvoir d’internet et des technologies, nuisance des réseaux sociaux… ces thématiques sont explorées avec finesse, rarement forcées par des canevas téléphonés. Par l’entremise des acteurs, des arguments sont proposés pour nous aider à penser à nouveaux frais tel ou tel sujet polémique. Prenons un exemple.  


Au cours de la saison 5, suite à un terrible choc, Alicia Florrick évoque la religion avec sa fille croyante. Mortifiée par ce qu’elle vient de vivre, elle met en doute la foi et déclare en substance :


« Dans un monde si cruel, croire que Dieu existe, c’est vivre au pays des rêves »


A cela, sa fille lui répond :


« Dans un tel monde, croire que Dieu n’existe pas, c’est vivre au pays des cauchemars »


La dimension métaphysique de ce passage est traitée subtilement, sans gras inutile. La question de l’espérance est insérée sans que le spectateur laïcard moyen en soit indisposé ; des échappées philosophiques sont ménagées sans affecter la fluidité de l’action.

 

 

Des défauts excusables

 

Le déroulement des scènes est assez rapide, parfois trop : les affaires judiciaires auxquelles sont confrontés les acteurs lors de chaque épisode sont bouclées au pas de charge, voire abruptement, tandis qu’elles débutent souvent lentement. Il s’agit d’un parti pris assumé des scénaristes, qui suggèrent que les différents dossiers traités ne constituent pas le "vrai" sujet. Ce qui importe, c’est le problème intellectuel qu’ils soulèvent.


Ainsi, l’épisode évoquant le procès d’un caricaturiste ayant croqué un symbole musulman évacuera sans façons le destin du prévenu pour s’appesantir sur les arguments mobilisés lors de la plaidoirie : peut-on caricaturer le sacré ? Où s’arrête la liberté d’expression ? Répond-t-on de la même manière à ces questions s’il s’agit du christianisme ou de l’islam ?


Le primat accordé au défi intellectuel que soulève chaque procès relève d’une belle audace ; cette audace a pour revers une certaine frustration chez le spectateur, qui aimerait suivre davantage les destins individuels des prévenus et des victimes. Il s’agit certes de personnages secondaires, parfois un peu trop "marionnettisés". Les stars, ce sont les avocats, souvent hauts en couleurs : on pense à Carrie Preston interprétant une foldingue de génie, à la garce Nancy Crozier (Mamie Gummer)… ou à Michael J. Fox incarnant Canning, ténor du barreau qui joue scandaleusement de son handicap.


Les péripéties s’entortillent fortement, alternant moments de réflexion et de détente à un rythme très soutenu. L’attention des spectateurs est parfois entretenue artificiellement : les retournements de situation sont souvent un peu "gros", Certaines scènes manquent de crédibilité (Alicia Florrick se retrouve un jour à la barre en train d’interroger son propre fils comme témoin sur une affaire concernant son propre mari… hum).

 


La morale subliminale de The Good Wife


 

Les intrigues politico-judiciaires mises en scène nous offrent à réfléchir sur la corruption des élites américaines, et le rapport très lâche des juges à l’objectivité : si le sort des victimes et des prévenus passe un peu aux oubliettes, c’est aussi pour figurer le fait que ce qui se joue en définitive est ailleurs. Dès lors, la série The Good Wife nous incite à ne pas être dupes des institutions officielles : le lieu de décision réel des choses déterminantes, dans la société, n’est pas tant au-dessus (thèse conspirationniste) qu’à côté des instances officiellement indiquées. C’est dans la coulisse, dans l’interstice, que tout se joue : cette révélation n’est pas strictement pessimiste, dans la mesure où elle indique que chacun peut en tirer avantage. Savoir défendre son jeu avec les cartes qu’on a en main importe davantage que de se plaindre de l’injustice du réel tel qu’il est.
Régis Debray l’a semblablement constaté, à partir du contexte français :


« La réduction du réel au visuel et du pensable au filmable (…) permet à tout un chacun de se boucher les yeux, à ceci près qu’on croit savoir parce qu’on a vu. Quoi ? Ce qui était cadré et passait à l’écran. Mais le hors-champ a disparu » (L’obscénité démocratique)

 

 

Quel type de féminité pour le XXIe siècle ?

 


Alicia Florrick (Julianna Margulies) est une femme au foyer contrainte de reprendre sa vie professionnelle après avoir vécu une pause de 13 ans pour élever ses enfants. Elle doit initialement faire face à l’infidélité de son mari, le procureur de Chicago. L’affaire a été rendue publique, et le couple est la proie d’un immense scandale.


Vulnérable, hésitante, Alicia va devoir faire évoluer sa personnalité pour s’adapter à un monde du travail impitoyable et cruel. Elle parvient à être recrutée chez Lockhart et Gardner, un cabinet d’avocats très dynamique. Au fil des épisodes, elle apprend à s’endurcir, à devenir une « femme forte » tout en préservant sa féminité. Cette question de la féminité est explorée de manière subtile, en permanence. On y apprend qu’il ne convient pas de s’apitoyer sur ses petits problèmes. D’où que l’on vienne et qui que l’on soit, il faut simplement faire avec les armes du bord. La vie n’attend pas. Vous êtes embarqué, et si vous comptez rester sur le bateau, il va falloir consentir à se mouiller… C’est là le paradoxe.


On vous attaque ? On vous tourmente ? On vous utilise ? Soit, tournez les choses en votre faveur, soyez stratège, utilisez ceux qui se servent de vous, affirmez-vous, valorisez-vous ; ne baissez jamais la tête par humilité excessive, ou bien vous serez traité comme une misérable bête blessée. Oui, les gens peuvent changer, contrairement à une légende tenace. Une femme faible et vulnérable peut devenir une femme forte, une femme bien, à condition de mobiliser son intelligence en permanence contre la brutalité ambiante. Cette philosophie rejoint l’intuition d’Albert Camus :


« Toute pensée se juge à ce qu’elle sait tirer de la souffrance » (Albert Camus, Carnets, 1943)


La souffrance est un moteur qu’il faut savoir utiliser lorsqu’on n’a pas le choix. Alicia achètera le respect de ses pairs après avoir passé beaucoup d’épreuves. Concilier réussite professionnelle avec vie de famille est difficile, mais des solutions sont envisageables. L’homme haï peut parfois rentrer en grâce, du moins s’il délivre les preuves nécessaires. Tout ne peut être fait seul, et il convient parfois de déléguer.


D’autres visages de la féminité sont proposés dans The Good Wife : Diane Lockhart (Christine Baranski) est une avocate très performante, extrêmement solide et brillante. Elle a sacrifié sa vie privée pour sa carrière, et est en passe d’arriver au sommet. Sa féminité s’exprime au travers de son élégance et de sa classe naturelle, qu’elle utilise pour moduler sa force brute. Les choses sont claires : Diane Lockhart incarne la femme dominatrice par excellence.


Autre figure féminine intéressante : Kalinda Sharma (Archie Panjabi). Cette enquêtrice d’origine indienne (dont certaines poses assises figurent une divinité hindoue) évoque l’ambiguïté permanente : lesbienne ? Hétérosexuelle ? Femme vénale ? Femme de cœur ? Au service de ? Rebelle ? Kalinda évolue dans les marges, entre le judiciaire et le policier. Petite et d’apparence plutôt frêle, elle est pourtant capable d’user de violence pour parvenir à ses fins.


Grace, la fille d’Alicia, est une adolescente responsable qui entend faire ses expériences. Sa tempérance ne l’empêche pas de s’éclater comme les autres filles de son âge. Seulement, elle n’entend pas tomber dans les pièges de l’âge bête. Ce n’est pas encore une femme, mais elle semble proche d’un bel équilibre.

 

 

Les personnages masculins de The Good Wife

 

A côté de ces personnages féminins, les scénaristes ont créé des rôles masculins tout en nuances.


Will Gardner, l’avocat brillant et séduisant, peut être aussi tendre sentimentalement que brutal dans la vie professionnelle. Son côté sombre et anciennement corrompu le poursuit comme une maladie de jeunesse. Anecdote intéressante : Josh Charles, qui incarne le personnage, avait joué l’un des ados dans Le Cercle des poètes disparus.  


Eli Gold, qui dans la vraie vie est un grand militant homosexuel écossais, joue un personnage charnière entre le judiciaire et le politique. Il s’agit du vrai personnage comique de la série.


David Lee (Zach Grenier) campe un requin du monde judiciaire. Il personnalise la brutalité du marché du travail américain. Avec lui, c’est marche ou crève à chaque instant.


Cary Agos (Matt Czuchry) est le beau gosse de The Good Wife. Jeune avocat brillant, aussi ambitieux qu’intelligent (l’intelligence du cœur comme de l’esprit), il offre au spectateur l’image d’un être noble mais redoutable, capable de ralentir sa marche pour des questions d’honneur.


Peter Florrick (Chris Noth) est le salaud repenti de la série. Son appétit sexuel a failli briser sa carrière et surtout sa famille. Il en a pris conscience et essaie, tant bien que mal, de devenir un homme meilleur. Cependant, ses responsabilités professionnelles le confrontent à des dilemmes cornéliens. Il incarne une certaine image de la force masculine, de la sécurité, mais aussi la part faible et dérisoire de l’humanité masculine : la faiblesse face au sexe.

 

Derrière le succès de The Good Wife


Le scénariste Robert King suggère le fait que dans la réalité, y compris concernant les scandales, l’humain est face à une complexité que notre morale prévoit mal :


« Ce que nous voulions montrer c’est que les choses ne sont pas si noires ou blanches »


The Good Wife ose traiter de la complexité du réel tout en se donnant comme un show grand public : dans la vie, il n’y a pas tant des bons et des méchants que des êtres plus ou moins corrompus. Les hommes ne sont pas pourris en soi, mais ils provoquent des drames en raison de leurs failles et de leur négligence éthique. La corruption circule partout (argent, séduction, etc…).


Les scénaristes dressent le constat qu’une société purement darwinienne est intenable à long terme, car les consciences nobles sont elles-mêmes un jour ou l’autre obligées de tuer pour survivre. Une société différente est possible, basée sur davantage de conciliation. La série a rencontré un succès mondial. Fait comique, on apprend qu’elle a été diffusée par la chaîne saoudienne MBC 4, dès 2010. Au Canada, la série a pour titre « Une femme exemplaire ».


Face à la réputation simpliste et manichéenne des séries américaines ordinaires, The Good Wife offre un salutaire contre-exemple. Le public a la possibilité de regarder chaque épisode sous un angle récréatif ou intellectuel. Le tout est une belle réussite.

 

Pierre-André Bizien

 

Quelques personnages de The Good Wife


Alicia Florrick ; Julianna Margulies


Cary Agos ; Matt Czuchry


Kalinda Sharma ; Archie Panjabi


Diane Lockhart ; Christine Baranski


Will Gardner ; Josh Charles


Eli Gold ; Alan Cumming


Peter Florrick ; Chris Noth


Grace Florrick ; Makenzie Vega


Kurt McVeigh ; Gary Cole


Canning ; Michael J. Fox


Mike Kresteva ; Matthew Perry (oui, l’acteur de Friends !)


Colin Sweeney ; Dylan Baker 

 

Liens intéressants: 

 

Critictoo

 

senscritique.com

 

 

 

 

 

 


 

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