Au cours de l’histoire, peu d’hommes d’esprit ont plus frénétiquement haï la religion que Bakounine. Suivre ce dernier, c’est consentir à plonger dans une cuve de fiel qui se déverserait sur tout ce qui est sacré pour anéantir le ciel et le monde supraterrestre. La forte impression que la prose du maître russe offre à la jeunesse séditieuse à demi cultivée, voici l’indice de l’inachèvement d’une pensée aussi originale qu’excessive et spécieuse. Bakounine aurait pu devenir un génie, n’en disconvenons pas. Mais le miracle n’a pas eu lieu. Au fond, ce qui gâte ses raisonnements, c’est leur caractère impulsif et, secondairement, leur dilution sous le poids des digressions textuelles (marque d’un esprit brouillon).
En clair, Bakounine fut un intellectuel sanguin, anarchiste, adversaire des Etats et des institutions, chantre d’une liberté qui ne manque pas de grandeur mais plutôt d’épaisseur. Au fond, il ne peut que décevoir le révolutionnaire conséquent : l’avenir qu’il propose sent trop la bravade du tâcheron raisonneur. Certes, il a combattu avec raison certaines oppressions, mais son imagination paranoïaque a vu le mal partout. Tout arracher, tout renverser, pour mieux reconstruire de bas en haut… voici son credo. Eviter de trop faire couler le sang, mais le faire couler tout de même. Ne pas réformer, mais casser. C’est plus noble, plus solennel… Daignons ici relever, à titre illustratif, l’une de ses rêvasseries les plus typiques :
"C'est au nom de l'égalité que la bourgeoisie a jadis renversé, massacré la noblesse. C'est au nom de l'égalité que nous demandons aujourd'hui soit la mort violente, soit le suicide volontaire de la bourgeoisie, avec cette différence que, moins sanguinaires que ne l'ont été les bourgeois, nous voulons massacrer, non les hommes, mais les positions et les choses. Si les bourgeois se résignent et laissent faire, on ne touchera pas à un seul de leurs cheveux" (Les endormeurs, L’égalité, 1869)
A trop gros traits, voici l’esquisse des théories générales de Bakounine. Celles-ci s’articulent à un athéisme brutal et militant, spectaculaire et puissamment idiot. Son regard sur Dieu et la religion est dénué de recul réflexif : il amalgame une accumulation de clichés anticléricaux qu’il sublime par la crânerie solennelle. Le crépitement des mots, sa fièvre verveuse font illusion sur les consciences fragiles et complexées. A force d’attaquer frontalement l’Eglise et la foi, il brise son propre bélier. Citons-le donc encore, pour bien comprendre :
"L'idée de Dieu implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique" (Dieu et l'Etat, 1882)
La vieille ficelle de l’antithèse Dieu/liberté fonctionnera toujours chez les lecteurs à moitié instruits. La dimension potentiellement aliénante de la religion leur paraît une fatalité mécanique parce qu’ils négligent d’entrer en profondeur dans le problème divin. Dès lors, naturellement :
"Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang, car toutes reposent principalement sur l'idée du sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à l'inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l'homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau" (Dieu et l'Etat, 1882)
Ces assertions manquent de coffre, elles appartiennent à l’une des catégories les plus médiocres de l’athéisme : de la rage, de l’énervement, de la bravade un peu facile… Antithèse Dieu/homme… L’association traditionnelle de la religion et du sang, en passant sous silence les impératifs moraux que cette dernière réclame aux hommes contre la barbarie (commandements éthiques, mise en relief de la conscience, de la notion de justice…), voici qui permet de trancher sans trop se fouler intellectuellement. En vérité, la dimension aliénante du religieux n’est pas fatale, mais potentielle et certes fréquente ; cela, Bakounine refuse de le voir, conformément à sa sensibilité éthico-politique (il faut tout casser plutôt que réformer).
Ce qu’il refuse de voir, c’est qu’ontologiquement, la religion comme système sociologique s’insère dans le monde sanglant et instaure des codes, des rites qui régulent la violence – parfois l’amoindrissent ou l’exaltent selon les vicissitudes historiques. En soutenant que la religion est l’expression absolue du mal sur terre, il offre une recette pratique pour atteindre l’idéal de la liberté : se débarrasser de la mauvaise herbe, envoyer tout valdinguer…
Victime de sa forfanterie intellectuelle, Bakounine va jusqu’à assimiler le Satan biblique à un héros. Ainsi serait-il le premier émancipateur, le pourvoyeur originel d’une liberté véritable et salvatrice. Cette affirmation fantasque résulte d’une interprétation spécieuse du texte de la Genèse, mélangeant lettre et esprit au profit d’une théorisation séduisante et sarcastique. Jugeons-en :
"Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, et il n'avait posé à cette complète jouissance qu'une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel révolté, le premier libre penseur et l'émancipateur des mondes" (Dieu et l'Etat, 1882)
Nous pourrions intituler ce passage : misère de l’exégèse récréative. Bakounine est un lecteur incompétent et hargneux de la Bible. Son regard sur Dieu et la religion est profondément dérisoire parce qu’il trouve la complexité ennuyeuse. Ce travers touche aussi bien des personnalités religieuses par ailleurs ; victimes du même défaut mental que Bakounine, elles nourrissent contre la société une haine de claustrophobe qui les rend perverses et liberticides.
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