Pourquoi Cynthia Fleury est-elle une grande figure philosophique de notre temps ? Avant tout parce qu’elle parvient à nous faire saisir la couche interne du réel, sous l’enveloppe grise du quotidien. Son discernement radical perfore l’épaisseur graisseuse du système. Penser, nous dit-elle, ça a la radicalité de l’accident : il s’agit d’un acte concret posé, tout à fait différent de l’activité nonchalante automatique que nous appelons ainsi ; en effet, la plupart du temps, nous ne posons que des « postures », des simulacres de réflexion, tout en surface.
Nous oublions que l’acte de pensée est tout à fait à notre portée, et que, pour peu qu’il soit enclenché en conscience, il nous amène très loin. Pour en arriver là, seulement, il faut se «risquer» à penser, c’est-à-dire faire acte de courage. La pensée est une forme de courage, un remuement intérieur qui nous «oblige», qui nous emmène quelque part, ailleurs, là où de l’inconnu surnage. Faire acte concret de pensée, c’est se dégager du ronronnement ambiant, collectif, du monde du « on », des idées communes qui nous agrègent dans une flaque de caramel. Penser véritablement, c’est donc faire acte de présence profonde, activer le « je » en s’extirpant du « on » ambiant, tiède et débilitant.
Nous vivons dans des sociétés irréductibles et sans force. Des sociétés mafieuses et démocratiques où le courage n’est plus enseigné » (Cynthia Fleury, La fin du courage)
Le courage, au-delà du vague sens qu’on prête au mot, c’est ce qui nous fait « irremplaçable », ce qui dessine notre personne et la rend singulière. Être irremplaçable, c’est cela : je deviens moi-même l’inventeur de ma vie, et un peu de celle des autres. Être irremplaçable, c’est fabriquer un peu de récit commun. Mise en garde bienvenue de notre philosophe : attention, se faire « irremplaçable » n’a rien à voir avec un quelconque délire narcissique. De fait, nous devons bien distinguer l’individualisme de l’individuation. L’individuation, phénomène étranger à la culture commune, c’est ce qui nous fait nous singulariser, l’acte de création de la personne. Cet acte, ce processus est généralement négligé, non conscientisé, en définitive délaissé : on devient qui l’on est par lente glissade, on suit un réseau de pentes qui finissent par nous distinguer plus ou moins mollement. Un anonyme dans un bain de quidams…
Faire sujet
Cynthia Fleury nous propose donc de reprendre prise sur notre cheminement existentiel. Avec courage, c’est-à-dire en apprenant à s’élever contre la force des choses, le ronronnement des habitudes. Dans l’entreprise comme dans tout cercle social, nous devons apprendre à dénoncer les petits arrangements de confort avec la duperie ambiante… cette reproduction insidieuse du système, dans tout ce qu’il a de médiocre et d’écrasant pour les personnes. Dire "non" en amont pour éviter que les micro-perversités sédimentent autour de soi.
« La duperie s’arrête aux portes du courage » (Cynthia Fleury, La fin du courage)
Cynthia Fleury est ici formelle : nous devons créer une dynamique d’engagement, éviter que notre non-agir renforce les dysfonctionnements ambiants. Ce non-agir, si tentant au quotidien, car nous voulons la paix, c’est là la pire des solutions. Ce qui, paradoxalement, finit par nous exposer aux vrais problèmes, par petites accumulations de renoncements successifs. Le courage, par opposition, est protecteur, puisqu’il nous empêche de finir dans la nasse. Il crée notre "je", nous fait devenir "sujet", et nous rend important pour autrui. Le courage crée une situation de fait en conformité avec le sens. Par le courage, nous sommes en mesure de faire surgir le réel… pouvoir immense dès qu’on y songe. Cynthia Fleury peut ainsi poser :
Le réel, c’est ce qui s’invente » (Conférence Libres détours, 14 avril 2016)
On fait la bascule à partir du moment où l’on est dans cette dynamique ; il n’y a pas forcément besoin d’être majoritaire pour imposer le réel, réel en conformité avec le sens. "Faire sujet" est donc protecteur, sur le long terme. Chaque jour, au travail, dans nos réseaux, lorsque le contexte se montre froid, nous pouvons être tenté par la mélancolie, les passions tristes.
La mélancolie, ça vous met à terre en vous donnant un sentiment supérieur de vous-même» (Citation Cynthia Fleury, Conférence Libres détours, 14 avril 2016)
Ici Cynthia Fleury insiste : c’est vraiment « le truc dangereux ». On se flatte soi-même, tout en restant à terre. Pour nous préserver de ces pièges, de ces facilités qui débouchent sur de la violence, nous avons diverses cartes en main. Nous pouvons par exemple faire le choix judicieux de l’humour : la force comique, c’est "la sublimation de l’absurde". En entreprise, quand tout va mal, ça peut sauver concrètement. Cet humour, Cynthia Fleury l’utilise avec adresse elle-même : légèrement pince-sans-rire, cheveux sévèrement tirés en arrière, elle pose de temps à autres des remarques fulgurantes qui font rire l’assemblée. Soudain, au milieu d’une réflexion intelligente et complexe, elle nous ouvre une bifurcation sucrée, une petite remarque complice et aimable. Elle module ses registres, joue sur la gamme dramatique de ses propos.
Outre l’humour, nous pouvons résister au système en ouvrant des espaces parésiastiques (comme dirait Michel Foucault) : c’est-à-dire des espaces où l’on peut "parler vrai", se confier concrètement. Créer ce type d’espace est passionnant, très sain pour le collectif. Plus largement, il s’agit d’installer un climat de "philia" : non pas directement de l’amitié, mais une dimension où il est possible de déposer ce qui fait problème.
« Ce qui sauve le sujet, c’est de mener certains combats », et la bonne nouvelle, précise notre philosophe, c’est qu’il n’y a même pas besoin de les gagner. Le fait de les mener vous rend "sujet", et donc vous extirpe du "on", du marasme ambiant. Nul égoïsme en ceci, puisque le sujet devient nécessaire pour le collectif : il le réveille.
C’est une chose de résister, et c’en est une autre d’être stratège, de comprendre comment, à un moment donné, on va créer autour de soi un collectif pour faire avancer les choses. Cette seconde étape, qui consiste à s’organiser, à savoir trouver ses alliés, à devenir prescripteur, devient, elle aussi, le lieu de l’acte de courage; sinon, on fabrique des sacrifiés » (Cynthia Fleury, Madame, 6 mars 2011)
Pierre-André Bizien
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