La guerre économique, un concept en débat

 

De l'économie de guerre à la guerre économique

 

Si la guerre et l'économie ont souvent été liées par des liens étroits, tant dans le déclenchement que le déroulement des conflits armés, le XXe siècle s'est pourtant distingué des époques antérieures par l'essor des « économies de guerre » modernes. Apparues lors de la Grande Guerre, ces pratiques exceptionnelles étaient mises en œuvre par les États afin de mobiliser l'ensemble de leurs moyens de production au service de la destruction des armées adverses. Ainsi, les conflits mondiaux et la Guerre froide ont donné naissance à de puissants complexes militaro-industriels qui rivalisaient sans cesse dans l'amélioration quantitative et qualitative des armements.



Pourtant, la rivalité entre les blocs capitalistes et communistes a aussi démontré que l'économie constituait une arme en soi. Lancé en 1983, le projet américain « guerre des étoiles » avait pour but d'étouffer l'Union Soviétique en contraignant le politburo à mobiliser l'ensemble des ressources dont il disposait en direction du secteur de l'armement. Délaissant des secteurs fondamentaux de l'économie soviétique, les dirigeants communistes avaient aggravé la crise qui sévissait dans leur pays et affaibli davantage l'URSS face à l'Occident.

 

À la fin des années 1980, alors que l'Union soviétique s'effondrait, l'économie mondiale subissait une profonde mutation. Jusqu'à présent, la mondialisation restait  entravée par l'existence des blocs de l'Est et de l'Ouest ainsi que par la marginalisation de nombreux pays africains, asiatiques et sud-américains. Marquée par l'hyperpuissance américaine et par un accroissement inédit des échanges internationaux, cette nouvelle ère suggérait via le triomphe des représentations libérales, que le « doux commerce » était susceptible de pacifier durablement les relations internationales. 

 

Toutefois, l'émergence progressive d'un monde multipolaire a engendré une confrontation d'une nature inédite entre les puissances traditionnelles et les pays émergents. Alors que les conflits armés entre États ont connu une réduction de leur fréquence, les rivalités internationales se sont déplacées dans le champ de l'économie. Souvent qualifiée par l'expression polémique de « guerre économique », cette dynamique conflictuelle n'est-elle qu'une simple compétition commerciale exacerbée ou cache-t-elle des enjeux géopolitiques plus complexes ? 

 

 

Guerre économique et géoéconomique

 


Popularisée en France par Bernard Esambert, un ancien conseiller du président Georges Pompidou ainsi que par Christian Harbulot, la notion de guerre économique fait débat. En effet, souvent jugée par les milieux universitaires comme un concept imprécis et tapageur, la guerre économique ne serait pas une notion pertinente pour qualifier le fonctionnement actuel de l'économie mondiale. Dans son ouvrage Pop Internationalism (1997), l'économiste Paul Krugman y voit un paradigme erroné qui est imprégné par la hantise d'un manque de compétitivité :

 

 

 L'idée selon laquelle l'avenir économique d'un pays dépend en grande partie de sa réussite sur les marchés mondiaux est une hypothèse et non une évidence ; et, dans la pratique, empiriquement, cette hypothèse est simplement fausse ».

 

 

Pourtant, au milieu des années 1990, Edward Luttwak, un spécialiste américain en stratégie, a émis l'idée, à travers la « géoéconomie » que les rapports de force entre puissances se reportent désormais sur l'échiquier économique. Dans ces conditions, les États se livreraient une lutte permanente pour la conquête de nouveaux marchés, la sécurisation de leurs approvisionnements en ressources critiques, et la maîtrise des nouvelles technologies. Développée également en France par Pascal Lorot, la géoéconomie contredit une vision idéaliste de la mondialisation. Loin d'apporter la paix et la prospérité pour l'ensemble des nations, la mondialisation générerait de nouvelles dynamiques conflictuelles sur la scène internationale. S'exprimant sur ce sujet avec Yves Lacoste dans la Géopolitique et le géographe (2010), Pascal Lorot affirme ainsi que :

 

 

 La puissance d'un État découle désormais en première instance, de plus en plus, de la compétitivité et du rayonnement de son économie […] Jusqu'alors à somme positive, le libre-échange, poussé dans ses retranchements les plus ultimes par une concurrence planétaire davantage exacerbée, est de plus en plus perçu comme un jeu à somme nulle, où gagner une part de marché revient, de fait, à éliminer son adversaire ».

 

 

Cependant, Pascal Lorot se refuse d'assimiler la géoéconomie au concept de guerre économique. Si ces deux paradigmes sont liés par l'idée que la mondialisation génère des formes de conflictualités industrielles, commerciales, financières et monétaires, cet expert considère que les pratiques géoéconomiques ne concernent que les États. À l'inverse, pour Christian Harbulot, la guerre économique est une notion plus englobante car elle implique à diverses échelles les États, les entreprises, la société civile, les ONG ou encore « l'infosphère ».

 

 

Une nouvelle forme de mercantilisme?

 


Au-delà de leurs nuances respectives, la géoéconomie et la guerre économique alimentent les débats entre les promoteurs du libre-échange et les défenseurs du protectionnisme. Se faisant le relais en France des thèses de Paul Krugman, l'économiste Élie Cohen ne voit dans la guerre économique qu'une représentation néomercantiliste du commerce international :

 

 

 Il y a un vieux fond mercantiliste en France qui tend à voir dans les querelles commerciales l'ombre portée de la guerre économique, voire de la guerre par d'autres moyens. C'est une vision erronée des choses […] pour l'essentiel, les échanges sont affaire d'avantages comparatifs, de croissance et de développement. Pour éviter que les conflits ne dérapent nous avons créé après-guerre des autorités internationales de régulation. ».

 

 

Selon les partisans du libre-échange, la guerre économique est une aberration car elle ralentirait la création de richesses en entravant le mécanisme des échanges internationaux. De plus, selon eux,  le défi principal posé par la mondialisation ne se trouverait pas au niveau de la compétitivité mais plutôt dans un rendement accru de la productivité. Chaque pays doit ainsi mobiliser ses ressources humaines, financières et scientifiques pour produire mieux et moins cher que ses concurrents.

 

Dans cette logique, le commerce international ne donnerait pas lieu à une guerre économique mais plutôt à une concurrence commerciale agressive l'« hypercompétition ». Pour certains spécialistes, tels que l'universitaire Fanny Coulomb,  la notion de guerre économique relèverait donc de l'abus de langage :

 

 

 L’utilisation largement répandue du concept de guerre économique au cours de ces dernières années a servi à traduire l’exacerbation de la concurrence économique internationale dans le cadre de la mondialisation, avec la multiplication de stratégies offensives sur les marchés extérieurs menées par des États et des entreprises, et pouvant impliquer l’utilisation de mesures « déloyales » contraires aux principes de la concurrence. Pour autant, ce concept ne suffit pas à retracer l’ensemble des caractéristiques de l’économie mondiale contemporaine. En outre, son emploi peut paraître abusif, le terme de « guerre » relevant d’une logique de destruction contraire à la logique commerciale »

 

 

Pourtant, les logiques mercantiles sont insuffisantes pour appréhender les singularités de la guerre économique. Dans un monde désormais multipolaire, les États occidentaux et émergents sont engagés dans une lutte acharnée pour imposer leur influence sur la scène internationale. De ce fait, l'économie ne sert plus seulement de soutien à la puissance militaire mais elle est un pilier essentiel du « soft power ». Dans ces conditions, les puissances peuvent avoir recours à des opérations d'espionnage et de déstabilisation pour défendre leurs intérêts économiques ou atteindre ceux de leurs adversaires. La notion de « guerre économique » reflète donc les évolutions récentes des équilibres mondiaux et des modes d'expression de la puissance mais elle ne saurait constituer une grille de lecture exclusive dans l'étude des relations internationales.

 


                     Alexandre Depont

 

 


Pour aller plus loin

 

 

COHEN Élie, « La guerre économique n'aura pas lieu », CNRS Thema, Guerres et paix, n°2 - 2ème Trimestre 2004.

 

COULOMB Fanny, « Pour une nouvelle conceptualisation de la guerre économique », Jean-François Daguzan, Pascal Lorot (dir.), Guerre et économie, Paris, Ellipses, 2003.

 

DELBECQUE Éric, HARBULOT Christian, La guerre économique, Paris, PUF, Que sais-je ?, 2010. 

 

ESAMBERT Bernard, La guerre économique mondiale, Paris, Olivier Orban, 1991.

 

GAUCHON Pascal (dir.) Dictionnaire de géopolitique et de géoéconomie, Paris, PUF, collection Major, 2011.

 

HARBULOT Christian, « La notion de guerre économique », Lettre Prometheus, http://www.fondation-prometheus.org,  Septembre 2013

 

KEMPF Olivier (dir.), Guerre et économie : de l'économie de guerre à la guerre économique, Paris, Editions l'Harmattan, collection Défense, 2013.

 

LACOSTE Yves, LOROT Pascal, La géopolitique et le géographe, Paris, Choiseul, 2010.

 

LOROT Pascal, « La Géoéconomie, nouvelle grammaire des rivalités internationales », L'Information géographique vol. 65, n°1, 2001.

 

POMES Éric, « La guerre économique, nouveau paradigme des relations internationales ou simple mot d'ordre ? », Solidarité Internationale,  www.solidarite-internationale.com, mai 2006.

 


 

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