"Nous vous devons de l’amour, chers concitoyens. Pardonnez-nous de ne vous l’avoir jamais dit, pardonnez-nous de ne pas vous en avoir fait suffisamment profiter" (L'esprit de l'islam en quelques lignes)
Ces mots inhabituels proviennent de Mohamed Bajrafil, imam de la mosquée d’Ivry-sur-Seine, profondément engagé dans le mouvement pour la paix interspirituelle, l'islam de la tolérance et le progressisme (malgré le flou conceptuel de ces termes). Ce mouvement n’a certes pas d’officines attitrées, mais il s’élève dans le sein fraternitaire national. Mohamed Bajrafil n’est pas le promoteur d’un quelconque islam de la repentance, ni d’un islam latitudinaire.
Simplement, sa foi est suffisamment profonde pour qu’il n’ait aucun besoin de jouer au "surmusulman", à la grenouille de minaret face aux autres fidèles. La surenchère religieuse et identitaire que d’autres imams utilisent par manque de stabilité dans la foi, indice de faiblesse spirituelle, lui la méprise. Elle inquiète légitimement la société, et se retrouve dès lors très discutée dans les médias.
Face à la sourde inimitié qui se dessine malheureusement entre une partie des musulmans de France et la nation, Mohamed Bajrafil opte pour une audace peu commune, allant jusqu’à déclarer que la France est sans doute le meilleur cadeau que le musulman ait reçu (L'Obs, 23 janvier 2015).
Devant de tels propos, certains musulmans ombrageux grincent des dents. Leur soif fréquente d’être reconnus les victimes d’une France qu’ils jugent elle-même efféminée, voici qui cadre mal avec leur faim de virilité. Après la thématique du "babtou fragile", faudrait-il que les livres d’histoire et les journaux consacrent l’image du "musulman fragile", suffisamment ridicule pour être "dominé" par un Occident femelle, dont il raille quotidiennement la faiblesse ?
Ce paradoxe amusant est au fond dramatique. Des hommes tels que Mohamed Bajrafil en subissent quotidiennement les retombées. La rage d’impuissance de leurs coreligionnaires aigris se traduit par une course à la surmasculinité, au surmachisme, à la surchauffe de l’observance. Devant le spectacle médiatique répété de ce bouleversement communautaire, les non-musulmans hésitent entre la haine et le mépris. Un mépris très différent de celui que ces assez nombreux musulmans leur portent ; un mépris sale et silencieux, celui du travailleur parvenu devant le camarade qui a "raté".
Ce mépris-là fait très mal. Il s’agit d’une condamnation glaciale de celui dont on estime qu’il a négligé la chance qui lui était offerte, aussi imparfaite était-elle. Psychologiquement, ce sentiment se transforme parfois en haine verbale, en moquerie, en intolérance systématique. Cependant, peu souvent l'agressivité impliquée devient physique : en effet, l’agression physique de musulmans est relativement rare, pour toute une gamme de raisons psychologiques.
Lorsque l’islam s’énonce accueillant et tolérant, ces non-musulmans semblent déçus : leurs discours englobants sont clairement pris en échec. Stratégiquement donc, de nombreux identitaires redoutent au fond d’eux-mêmes la germination d’un islam de France ouvert et "progressiste". Cet islam serait dès lors philosophiquement plus légitime, et sa critique plus délicate. Dans cette perspective, Mohamed Bajrafil rappelle ceci :
"N’oublions pas que l’appel à l’islam ne peut se faire autrement que par les bonnes manières. Le prophète nous recommande d’adopter les gens et de se faire adopter par eux. Sera-ce en nous enfermant sur nous que nous les appellerons à Dieu ?" (Souhaiter bonnes fêtes... Hallal ou Haram?)
Les médias face à l’islam
Contrairement à l’accusation facile, on ne saurait dire uniment que "les médias sont islamophobes". Les médias, premièrement, ne se réduisent pas à BFM, LCI, ARTE ou TF1. Les médias, c’est aussi Bakchich.info, L’Obs, Oumma.com, BeurFM, les Blogs spécialisés de toutes sortes. La révolution d’internet et des réseaux sociaux a généré une privatisation radicale de l’usage médiatique : chacun "ses" médias, chacun la caisse de résonnance la plus adaptée à nos petites préférences idéologiques. Dans ce vase clos informatif, sans cesse croissant, les médias lourds traditionnels ont perdu une large part d’influence idéologique.
Le fameux "esprit Canal" ou la "pensée TF1" pèsent de moins en moins sur les cerveaux, au profit des micro-médias ultra-partisans. Dans ce contexte nouveau, il est donc moins pertinent d’incriminer l’influence médiatique ambiante, générale ; c’est l’influence médiatique collaborative et artisanale, en pleine expansion dérégulée, qui pose question. Non qu’il faille par principe limiter l’information, mais au contraire bien comprendre que l’hyper-information provoque de pires effets encore : l’émergence de cette société "post-vérité", faite de buzz, de rumeurs, de fake et d’opinions anti-spécialistes, réputées non corrompues.
Dans cette société post-vérité, les médias se reproduisent sans fin sur tous les tons et pour tous les goûts, imposant aux utilisateurs un sens critique extrêmement vigoureux. C’est ce sens critique qui est l’enjeu citoyen le plus urgent. L’islam est au cœur de cette bataille numérique, paradoxalement plus menacé d’extrémisme par la modernité que par sa tradition. C’est du moins le constat stimulant que propose le frère dominicain Adrien Candiard :
"On demande un islam moderne, donc forcément ouvert, contre la tradition nécessairement obscurantiste, alors que le conflit de légitimité très violent auquel on assiste oppose justement une version à la fois moderne et intolérante de l'islam — le salafisme — à un islam traditionnel nettement plus à l'aise avec la diversité" (Le Figaro, 26 août 2016)
L’Etat islamique lui-même possède ses propres organes médiatiques (revue Dabiq, etc), et Twitter comme Facebook relaient malgré eux la parole djihadiste auprès de dizaines de milliers de followers dans le monde. Dans ce contexte, qualifier au sens large les médias d’islamophobie n’a plus grand sens. Par ailleurs, les fameux médias lourds (BFM, TF1, etc) font avant tout état de l’actualité saillante : concernant l’islam comme la SNCF, ils relaient avant tout les perturbations fortes du quotidien (grève, retards énormes, accidents mortels, etc).
Il ne s’agit pas là de malveillance naturelle, mais plutôt de choix rédactionnels génériques.
Pour autant, les couvertures de magazines faisant une large place aux problèmes liés à l’islam posent aussi question. Elles expriment une inquiétude collective devant la géopolitique mondiale et les bouleversements civilisationnels bien réels que nous traversons. Les journalistes doivent accroître leur vigilance et bien veiller à respecter la déontologie de leur métier.
Pierre-André Bizien
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Pour aller plus loin
"Islam, médias et opinions publiques", Géraud Poumarède, Didier Billion, Stéphane Rozès
Arrêt sur images, avec Adrien Candiard, Nassira El Moaddem
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