«Dans nos sociétés occidentales, la conscience morale tend à disparaître au profit d’une conscience juridico-humanitaire»
C’est dans les colonnes du journal Le Monde, daté du 15 février 2015, que le sémiologue Vincent Colonna émet ce sévère constat. Est-il exagéré ? Nous ne le pensons pas. Il suffit de constater la réputation négative et droitière du terme "morale" pour comprendre qu’on ne lui accorde plus les faveurs de notre conscience.
L’expression "conscience morale" est déjà polémique, quel que soit le sujet auquel on l’associe. Une sorte de suspicion diffuse en paralyse l’activation assumée chez beaucoup d’individus, surtout s’ils appartiennent à la génération dite "68". Parallèlement, les notions de bien et de mal ont considérablement perdu de leur légitimité, surtout auprès d’un certain public cultivé.
Questions brûlantes, réponses glacées
« Qu’est-ce que le bien, qu’est-ce que le mal ? », vous défie-t-on de préciser, sur un ton d’intelligence intrépide. La relativité de la morale imposerait un silence éthique vis-à-vis de ces notions crypto-religieuses, naturellement révolues. En ce cas, pourrait-on répliquer pour plomber l’atmosphère, la pédophilie n’est-elle pas moralement condamnable ?
La pédophilie n’est-elle pas objectivement un mal ? Nul doute que votre intervention engendrerait force arguties précipitées pour justifier la quadrature du cercle, et maintenir que si la morale est bien une lubie, on ne peut néanmoins tolérer certains comportements. Naturellement, tout ceci suinte l’hypocrisie de salon, une sorte de dégénérescence de l’intelligence détournée de son but pour des motifs politico-narcissiques.
Quelles que soient leurs ascendances spirituelles, philosophiques ou religieuses, les notions de Bien et de Mal existent concrètement, par-delà nos considérations. La faim, les pandémies en Afrique ne sont-elles pas un mal objectif ? Qui pourrait sérieusement soutenir le contraire ? Celui qui oserait soutenir que tout s’équilibre, que la mort des enfants dans les familles pléthoriques de la Corne d’Afrique permet une sorte de régulation bienveillante de la nature… celui-là ne serait-il pas objectivement un monstre, un salaud, un abruti sans nom ? De même, cette théorie fumeuse d’après laquelle le Bien et le Mal n’existent pas hors de nos sensibilités, ne viendrait-elle pas ruiner tout le fondement de notre générosité, de notre compassion ?
De fait, les populations occidentales européennes ont largement perdu les bases de leur âme, tout en gardant celle-ci active. On ne cesse d’agir moralement, de revendiquer les droits pour l’Homme, tout en laissant fondre les racines de notre conscience. Le sémiologue Vincent Colonna a donc globalement raison sur ce point : en Occident, la conscience morale tend bien à disparaître au profit d’une conscience juridico-humanitaire. Notre conscience ne disparaît pas, elle glisse vers une conscience au rabais : le juridico-humanitaire étant l’aspartame du sucre moral.
La position de Michel Onfray
La question du déclin peut se poser. C'est vrai, la sinistrose philosophique fait du déclin une sorte va-tout conceptuel. Dans ces conditions, la manipulation du terme « déclin » doit être attentive, non systématisée. Suite à la sortie de son ouvrage provocateur "Décadence", le philosophe Michel Onfray rappelle assez justement certaines évidences que l’on peine pourtant à intégrer dans les faits :
« Chacun sait que les civilisations sont mortelles, mais on a l’impression que tout le monde est mortel, que toutes les civilisations sont mortelles, mais pas nous, et notre civilisation sûrement pas. Or notre civilisation est mourante » (Interview, 11 janvier 2017, LCI)
En effet, tout fonctionne comme si l’adage universel « toutes les civilisations sont mortelles » ne pouvait pas nous concerner, ici et maintenant : derrière ce bug cognitif, la terreur rentrée de céder au "racisme", à la "panique", à l’affiliation culturelle… ce serait reconnaître notre contour identitaire, impliquant subliminalement, un "nous" et un "eux". C’est le trauma du tréfonds de nos collectivités occidentales : l’incapacité d’articuler l’universel au particulier, la peur de se spécifier, de se définir avec rigueur.
Michel Onfray pointe pour sa part l’infantilisation de la société, cause de son déclin :
« On considère les enfants comme des adultes et les adultes comme des enfants, dans une espère ce tiers âge qui fait que un adulte c’est la virilité, la virilité elle est machiste, le machisme il est fasciste, etc… donc oui je pense que ça c’est un signe de la décadence de notre époque, des adultes tatoués au malabar avec des trottinettes » (Interview, 11 janvier 2017, LCI)
Cette tirade, assez drôle, rejoint sur le fond l’apport théorique de Philippe Murray, qui pointait depuis des années l’avènement morbide d’Homo Festivus.
Mythe ET réalité ?
La question du déclin de l’Occident est piégée par les passions politiques des uns et des autres. Elle est pourtant légitime et préoccupante en soi-même. Il faut l’aborder en ayant le courage de sortir des refuges idéologiques. Enfin, il est possible de soutenir que le déclin de l’Occident est à la fois un "mythe" et une "réalité", sans pour autant tomber dans la réponse normande : contrairement à nos préjugés, le mythe n’est pas antithétique de la réalité. Bien au contraire, il en présente une version synthétisée, poétisée, symbolisée. Le mythe est une dimension profonde de la réalité, qui s’élève au-dessus du factuel et de l’arithmétique du vérifiable. Songeons ici aux mythes grecs ou africains, parlant de vérités profondes à notre conscience.
Pierre-André Bizien
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