L'Holodomor, la grande famine ukrainienne - crime soviétique

 

En 1932-1933, une famine vertigineuse tue près de 4 millions de personnes en Ukraine (6 millions de morts pour la Shoah). Orchestrée méthodiquement par le régime stalinien, cette tragédie poussa de nombreux ukrainiens à commettre l’irréparable ; actes de cannibalisme, nécrophagie, abandons d’enfants, torture, meurtres, suicides, exécutions sommaires… Tandis que les cadavres s’entassaient sur le bord des routes et dans les rues, l’URSS exportait dans le reste du monde plusieurs millions de tonnes de céréales.


Qualifié de « génocide » par le Parlement ukrainien (novembre 2006) et de « crime contre l’humanité » par le Parlement européen (octobre 2008), l’Holodomor (littéralement « golod », la faim, et « moryty », tuer par privations, affamer, épuiser) s’inscrit dans une série de famines qui ravagèrent l’URSS au début des années 1930 ; entre 1,1 et 1,4 millions de morts au Kazakhstan (soit 1/3 de la population), près de 1 million dans le Caucase du Nord et plusieurs centaines de milliers en Sibérie occidentale et dans les régions de la Volga.

 

Contrairement aux autres famines, celle qui eut lieu en République socialiste soviétique d’Ukraine prit une dimension politique marquée. En effet, le maître du Kremlin jugeait l’identité nationale ukrainienne trop vigoureuse, par conséquent dangereuse pour l’unité soviétique ; la perspective d’une sécession faisait très peur. Staline s’employa donc à tuer dans l’œuf toute forme de contestation ou de nationalisme, quitte à sacrifier des millions d’individus (femmes et enfants compris).


« La famine qui se déroula en 1932-33 allait être pour les Ukrainiens ce que l’Holocauste était aux Juifs et ce que les Massacres de 1915 étaient aux Arméniens » (Orest Subtelny, Ukraine – A History, University of Toronto Press, 1988)


Ici, une différence majeure subsiste : le critère d’extermination n’est pas racial ou ethnique, mais idéologique. Selon l’historien Stéphane Courtois, il s’agit d’un « génocide de classe ».

 

La collectivisation, de gré ou de force

 

A la IIIe Conférence du Parti ukrainien (6-10 juillet 1932), les responsables locaux s’insurgent contre le nouveau plan de récolte exigé par Staline, jugé insensé ; et pour cause, celui de 1931 avait saigné à blanc la région (42% de la récolte avait été prélevée). Le comité territorial, organisme d’Etat, est pourtant formel : « Il faut prendre le blé à n’importe quel prix. Nous allons tellement pressurer que le sang giclera ! ». Rouage essentiel du premier plan quinquennal (1928-1932), l’exportation du blé doit permettre l’achat de machines agricoles et matériel étrangers ; la marge de manœuvre des autorités est donc quasi nulle. Sous la pression du pouvoir, les représentants ukrainiens cèdent finalement ; ils s’engagent à livrer les quantités astronomiques de céréales demandées. Pourtant, les paroles ne sont pas suivies d’effet.


Le petit père des peuples s’impatiente ; dans une lettre adressée à Lazar Kaganovitch, l’un de ses plus proches collaborateurs, il écrit : « Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine ». Moscou met alors en place un implacable arsenal juridique et policier visant à décapiter le mouvement réfractaire et à poursuivre la collectivisation forcée.

 

Terreur policière  

 

La loi du 7 août 1932 punit le vol d’une simple poignée de grains jusqu’à 10 ans de camp, voire de la peine de mort. Parallèlement, les hommes de main du régime, « activistes » ou agents de l’OGPU (la police secrète), traquent sans relâche les villageois qui auraient été tentés de soustraire une part de la récolte aux collectes d’Etat ; les suspects, souvent dénoncés avec la complicité de l’administration kolkhozienne, sont soumis à divers supplices :

 


« On leur brise les articulations, on leur passe la corde au cou, on les plonge dans l’eau (…) En pleine nuit des paysannes sont emmenées dans la steppe gelée, on les déshabille et on leur fait regagner le village au pas de course» (Jean-Jacques Marie, Staline, Fayard, 2001)


Les hameaux les plus réfractaires aux collectes sont inscrits au « tableau noir » ; cette action entraîne le retrait systématique de tous les produits manufacturés et alimentaires et, par effet mécanique, condamne ses habitants. En outre, « les saboteurs » sont arrêtés. Nicolas Werth, historien spécialiste de l’Union soviétique, avance le chiffre de 122 000 arrestations en l’espace de deux mois (novembre et décembre 1932), pour les seuls chefs d’accusation de « sabotage des collectes » et « vol de la propriété sociale » (La terreur et le désarroi – Staline et son système, Perrin, 2007)

 

Directive secrète de Staline

 

Le paroxysme des mesures répressives est sans doute atteint avec la directive secrète de Staline, rédigée le 22 janvier 1933 ; elle prévoit de mettre immédiatement fin à l’exode massif des paysans qui fuient l’Ukraine et le Kouban « sous prétexte d’aller chercher du pain ». Une circulaire interdit aux paysans de voyager par le train ; des patrouilles spéciales sont chargées d’intercepter « les fuyards ». Enfin, la frontière entre la Russie et l’Ukraine est fermée.  


« Durant le seul mois de février 1933, des cordons déployés par l’OGPU arrêtèrent 220 000 paysans ukrainiens qui tentaient de fuir leurs villages. Parmi ceux-ci, 190 000 furent renvoyés chez eux, ce qui, en pratique, signifiait leur condamnation à mort. Les autres furent envoyés au Goulag où, durant les années de famine, le taux de mortalité était aussi exceptionnellement élevé » (Norman M. Naimark, Les génocides de Staline, L’Arche, 2012)

 

 

Survivre à tout prix

 

Pour tenter d’échapper à la mort, des familles entières ont recours à d’innombrables subterfuges. LeontiÏvna Souchtchouk, une adolescente de 13 ans au moment de la disette meurtrière, se souvient :


« Avec nos jambes enflées, nous travaillions jusqu’à épuisement pour 100 grammes de pain (…) A la maison, ma mère séchait des feuilles de cerisier et nous en faisait une boisson. Pour déjeuner, nous volions a la porcherie une ou deux betteraves, que maman faisait cuire » (Georges Sokoloff, 1933, l’année noire – Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000)


D’autres encore en sont réduits à traquer les animaux domestiques :


« J’attirais dans l’entrée des chats et des chiens affamés, là je les tuais avec la pioche, puis je les faisais cuire sur le feu, et à moitié crus nous les mangions » explique Raïssa Stepanivna Sokolovska, l’aînée d’une fratrie de 14 enfants (Georges Sokoloff, 1933, l’année noire – Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000)


La majorité de la population se nourrit de soupes de paille ou d’orties, de pelures de pommes de terre, d’herbe, de chenilles… et dans certains cas ultimes, d’êtres humains. Certains témoignages iront très loin, impossibles à vérifier dans le détail :


« Des mères, folles de faim, tuent leurs enfants, cuisent leurs membres et les dévorent ; d’autres fabriquent et vendent des pâtés de chair humaine» (Jean-Jacques Marie, Staline, Fayard, 2001)

 

Un peuple meurtri

 

La dernière grande famine européenne frappa donc l’Ukraine. La collectivisation forcée et la dékoulakisation, ciments du communisme, furent largement à l’origine du désastre ; la responsabilité des décisionnaires soviétiques, en particulier celle de Staline, fut tout aussi grande.


Autre conséquence directe de l’entreprise criminelle bolchévique : la collaboration d’une partie de la population ukrainienne avec l’envahisseur nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, parfois accueilli en « libérateur » ; en réalité, un bourreau en chassait un autre. Par ailleurs, à l’instar des Grandes Purges (1937-1938) qui décimèrent l’Armée rouge, l’Holodomor priva sans doute l’URSS d’une précieuse réserve d’hommes quand il fallut combattre la plus grande armée d’invasion de l’Histoire.

 

Jérémie Dardy

 



Pour aller plus loin 

 


Alain Blum, Yuri Shapoval, Faux coupables – Surveillance, aveux et procès en Ukraine soviétique (1924-1934), CNRS Editions Paris, 2012


Stéphane Courtois, Nicolas Werth, Jean-Louis Panné, Andrzej Paczkowski, Karel Bartosek, Jean-Louis Margolin, Le Livre noir du communisme : Crimes, terreur et répression, Robert Laffont, 1997


Andrea Graziosi, Lettres de Kharkov, La famine en Ukraine 1932-1933, Les Editions Noir sur Blanc, 2013


Mark Grosset, Nicolas Werth, Les Années Staline, Editions du Chêne, Hachette-Livre, 2007


Arkady Joukovsky, Histoire de l’Ukraine – Des origines à nos jours, Editions du Dauphin, 1993


Jean-Jacques Marie, Staline, Fayard, 2001


Terry Martin, The Affirmative Action Empire : Nation and Nationalism in the Soviet Union, 1923-1939, Cornell University Press, 2001


Norman M. Naimark, Les génocides de Staline, L’Arche, 2012


Georges Sokoloff, 1933, l’année noire – Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000


Orest Subtelny, Ukraine – A History, University of Toronto Press, 1988


Pierre Vallaud, 1919-1939 Vingt ans de guerre, Acropole, 2009


Nicolas Werth, La terreur et le désarroi – Staline et son système, Perrin, 2007


Thaddeus Wittlin, Beria – Chef de la police secrète stalinienne, nouveau nord éditions, 2013

 


 

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