L'Islam en débats, de Françoise Micheau

 

Souvent, les publications universitaires traitant d'islam renferment une charge polémique qui altère leur portée scientifique. La pression de l'actualité hexagonale et internationale incurve la plume des spécialistes reconnus du domaine, en dévoilant les consciences: un arrière-fond d'hostilité ou de complaisance rentrée surgit alors, estampillé NE CHERCHEZ PLUS, SPECIALISTE A L'OEUVRE. On se souviendra, ainsi, des grasses saillies du regretté Bruno Etienne (anthropologue du religieux décédé en 2009)

 

Les musulmans se trouvent aujourd’hui, en Europe, dans une situation comparable à celle des dhimmi" (Islam, les questions qui fâchent, 2003)

 

... du chercheur François Burgat, flamboyant accusateur de l'Occident conspirationniste

 

... ou encore du fameux Samuel Huntington (l'inénarrable faucon intellectuel d'outre Atlantique, décédé en 2008)

 

Le problème central pour l'Occident n'est pas le fondamentalisme islamique. C'est l'islam, civilisation différente dont les représentants sont convaincus de la supériorité de leur culture et obsédés par l'infériorité de leur puissance" (Le choc des civilisations)

 

En vérité, les coups de machoire ainsi exprimés sont tout à fait légitimes; ils ouvrent des pans de réflexion, servent d'électrochoc. Cependant, trop souvent, le statut de légitimité revendiqué par l'universitaire devient trop écrasant; lorsqu'il laisse la fureur de ses émotions prendre le pas sur la réflexion sereine, cette revendication glisse dans l'escroquerie intellectuelle.  

 

Cette triste réalité n'est pourtant pas systématique, bien qu'elle soit de toujours. Au milieu du magma, certains chercheurs se distinguent par leur impartialité rigoureuse, leur sens de l'analyse et de la pondération. A ce degré de professionnalisme, il nous faut bien parler de vertu. L'historienne médiéviste Françoise Micheau est taillée de ce bois. Cette grande dame - dont l'auteur de ces lignes a eu l'honneur d'être l'étudiant - dirige le laboratoire de recherches "Islam médiéval" (UMR 8167, Orient et Méditerranée). 

 

Françoise Micheau

 

Sa prose, élégante et sobre, offre toujours aux lecteurs de solides informations dégagées de charge passionnelle. Elle offre des trésors de connaissances interstitielles, rares et subtiles, qui renouvellent l'état de nos questionnements, de nos points de vue traditionnels. Derrière la directrice de recherches exigeante et sévère se dessinent les contours d'une personnalité d'exception. Françoise Micheau appartient à cette catégorie d'intellectuels qui restituent à la pensée ses titres de noblesse.  

 

 

Ce que nous apprend l'ouvrage de Françoise Micheau

 

 

Que nous apprend précisément l'ouvrage L'Islam en débats? Avant tout, que les intellectuels Français offrent une contribution à la recherche sur l'islam trop modique. La majorité des grands islamologues proviennent du monde germanique et anglo-saxon (John Wansbrough, Robert Hoyland, Ignaz Goldziher...). 

 

Françoise Micheau aborde la périlleuse question des origines linguistiques du coran: elle évoque les travaux sur les origines araméennes, syriaques chrétiennes et nabatéennes de l'alphabet arabe. Ainsi la zakat (l'aumône) est un mot d'ascendance araméenne, la langue que parlait Jésus. De nombreux termes d'origine éthiopienne (comme tuwba) ont aussi été pointés depuis des années dans le coran. Plus polémique encore, l’alphabet arabe aurait été mis au point par des missionnaires chrétiens d’Orient, originaires de la région de Manbij. Ce qui fait ici question, au regard de ces recherches, c'est l'affirmation musulmane de l'origine divine de la langue du coran, sa perfection stylistique, son inimitabilité. De nombreux chercheurs contestent ces affirmations comme Patricia Crone (très sceptique par système) ou Günter Lüling qui soutient qu'un tiers du coran proviendrait d'hymnes chrétiens orientaux. De son côté Françoise Micheau, tout en restant prudente, concède ceci: 

 

Le Coran n'est pas une création ex nihilo, il ne peut être étudié à partir des seules sources musulmanes et avec la seule connaissance de l'arabe"

 

Sur un autre plan, l'ouvrage aborde l'identité confessionnelle des premières générations ayant suivi le message de Mahomet. Ici encore, de nombreux chercheurs contestent le scénario d'une foi religieuse qui serait née par génération spontanée, toute constituée: le discours universitaire insiste sur le fait que jusqu'à la fin du VIIe siècle, les disciples de Mahomet et de son message ne se sont jamais définis ni pensés "musulmans", mais plus largement "croyants" (al mu'minîm), sans démarcation totale avec les chrétiens notamment. Stephen Shoemaker va jusqu'à affirmer que l'islam est à l'origine un mouvement interconfessionnel. A partit du VIIIe siècle, bien après la mort de Mahomet, le mouvement se structure en religion clairement indépendante. 

 

Françoise Micheau revient aussi sur l'origine de l'islam, en replaçant son avènement historique dans le contexte de l'effondrement du royaume de Himyar: cette entité politique avait amorcé et propagé une révolution monothéiste qui conteste le schéma traditionnel d'une révélation islamique imposant soudainement le culte de Dieu seul dans un monde polythéiste. D'autre part, Mahomet enseigna à une époque ou d'autres arabes se déclaraient prophètes dans la région; le principal d'entre eux fut Musaylima, mais il fut défait par les premiers soldats de l'islam. 

 

Tous ces questionnements complexes apportent aux recherches sur le fait musulman de nouveaux angles théoriques; ils renouvellent un débat que l'on cherche trop souvent à verouiller, d'un côté comme de l'autre. 

 

Pierre-André Bizien

 


 

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