Véritable Père de l’Eglise égaré en plein XIXe siècle, Léon Bloy est l’un des écrivains catholiques les plus acides et sulfureux que la France ait jamais compté. Prétendant n’écrire que pour Dieu, il fut par ailleurs l’un des artistes les plus maudits de son siècle. Sans conteste, l’exégèse des lieux communs et Le Désespéré constituent ses deux grands chefs d’œuvre. Son journal et sa correspondance révèlent quant à eux son incroyable talent comique.
Cruel, hilarant, excessif, parfois même monstrueux… Bloy incarne à lui seul l’une des faces les plus escarpées du génie catholique. Entré très tardivement dans le monde des lettres, il se consacra pendant près de 30 ans à pourfendre son époque et le conformisme de ses contemporains. Animé d’une haine systématique envers la bourgeoisie, la bigoterie, le matérialisme et l’irréligion de sa génération, il accepta le plus curieux des sacerdoces, qu’il tailla à sa propre mesure : inquisiteur de la Belle Epoque.
L’existence crucifiante d’un condamné volontaire
Léon Bloy naquit en 1846 à Périgueux. Elève médiocre, livide et mélancolique, il inaugura son destin de réprouvé en attaquant au couteau une bande de camarades qui s’étaient moqués de lui. Cette témérité, ô combien prémonitoire dans l’ordre de la symbolique, lui valut de terminer ses études sous la direction de son père, puis d’être envoyé à Paris pour amorcer une austère carrière dans l’architecture. Il ne tarde pas à se rêver artiste, puis se laisse investir par une étrange conviction : toute besogne alimentaire est fondamentalement indigne de lui. Il est alors âgé d’une bonne vingtaine d’années, et la misère commence à l’étreindre sourdement.
Dépourvues de toute passion religieuse, ses convulsions émotionnelles le portent à cette époque dans le sillage des cercles anarchistes. Progressivement, il s’enlise dans une bohême vaguement révolutionnaire, farouchement anticléricale ; c’est sur ce terreau flasque et gélatineux que fermentent les premières larves de son génie. Fébrilement, il se lance dans la rédaction compulsive d’articles idéologiques, dont personne n’accepte de publier la moindre ligne. La pesanteur du destin commence à peine à l’écraser.
Terrassé d’amertume, le jeune homme se cabre et se renfrogne. Sa qualité de littérateur raté se précise et prend contour ; c’est à ce moment qu’émerge le trait le plus saillant de sa littérature, trait qui s’intensifiera pathologiquement jusqu’à sa mort : la manie de remplacer les problèmes par des salauds.
L’outrance cathartique
En décembre 1868, la providence consent enfin à se manifester ; Bloy fait la rencontre de l’un des plus grands hommes de lettres de l’époque, Jules Barbey d’Aurevilly. C’est seulement alors que s’amorce la véritable formation littéraire du jeune enragé. En quelques mois, le vieil écrivain catholique déverse en lui les flots fécondants de son art et de son style ; Bloy dévore cette manne inattendue avec l’appétit d’un possédé, sans se soucier de ne rien digérer. Barbeylui fait lire les plus grandes plumes, qu’il ingurgite anarchiquement ; c’est sous la pression de ce déluge intellectuel que son esprit se réveille et se détraque irrémédiablement.
Dès lors, Léon Bloy est embarqué. Le monde de la publication lui sourit enfin (en vérité, ce sourire n’est qu’un rictus) et ses premiers pamphlets voient le jour.Sa haine, sa violence et sa hargne se déversent désormais à la confluence d’un grand torrent spirituel ; Furieusement catholique, Bloy sera le charcutier de Dieu. Maniant sa plume comme un hachoir, il se met à torturer le verbe jusqu’aux limites du recevable, et invente une nouvelle voie littéraire où l’insulte et la vindicte ornent le beau style. Les quelques journaux qui consentent à accueillir ses articles (l’Univers, le Chat Noir, le Gil Blas) supportent diversement le venin dont il asperge ses pages.
Enragé contre tout ce qui ne témoigne pas du catholicisme le plus paroxystique, Bloy vomit la plupart de ses confrères avec une prodigalité intarissable ; avec lui, Hugo est un panthéiste qui s’agenouillerait devant une pincée d’excréments. Dumas n’est qu’un mulâtre, Huysmans, son vieil ami, un excrément. George Sand est une vieille truie et Renan le Dieu des esprits lâches ; Combes, le grand anticlérical, n’est qu’une colonne de merde et Zola, son semblable, demeure un être immonde.
De telles douceurs le vouent bien vite à l’exécration collective. Cette dernière, à mesure que les années passent, s’intensifie sourdement. Une véritable conspiration du silence s’installe autour de l’œuvre du prophète enragé. Qu’à cela ne tienne, ses anathèmes en seront plus implacables. La République des Lettres refuse de lui servir d’étendard ? Soit, il en fera son paillasson.
La misère arriviste
Cette haine verbale, Bloy la puise du cloaque de rancœur qui l’emplit de toutes parts. La misère, la pauvreté le poursuivent, harcèlent son quotidien désolant. Des prostituées, des ouvrières décaties partagent sa couche et ses peines ; l’une d’entre elles finira même à l’asile, au terme d’une invraisemblable conversion mystico-fanatique… que Bloy avait encouragée.
Mauvais payeur, chargé de dettes et de procès qu’il assimile à des stigmates, il est contraint de déménager sans cesse. Ainsi ira-t-il jusqu’au Danemark, contrée honnie, où il se fait conférencier. De fuite en exode, il couvre ses créanciers d’imprécations bibliques horribles ; sa correspondance éructante, son journal en témoignent sans fard, et leur lecture est d’un comique peu commun. Luise considère complaisamment comme un simple réfractaire qui a choisi de crever de faim pour Jésus-Christ,un mendiantnoyé au fond d’un prodige de douleur.Inconsciemment, Bloy révèle que tout le secret du christianisme se cristallise dans le mot pauvre ; en vérité, c’est à l’exégèse incessante de ce terme que se résume toute son œuvre. Dans les faits, le dolorisme mièvre dont il ne cesse de ménager sa personne trompe peu son entourage ; ses appels incessants à la générosité des autres finissent par agacer. En retour, Bloy joue les martyrs piétinés et exalte sa misère avec un exhibitionnisme nauséeux… dont il tire pourtant le plus beau de son œuvre.
Le dard de Dieu
"Tout ce qui n’est pas exclusivement, éperdument catholique n’a d’autre droit que celui de se taire". Voici, très exhaustivement, l’opinion de Bloy envers toute forme d’altérité religieuse. Son œuvre est jalonnée de passages dont l’intolérance dépasse toute mesure. Il osa écrire qu’il est impossible de mériter l’estime d’un chien quand on n’a pas le dégoût instinctif de la Synagogue ; que la Saint Barthélémy ne fut au fond qu’une forme de liturgie ; que les femelles protestantes sont trop fécondes ; que Mahomet, accroupi sur la bouse de son troupeau, couvait les sauterelles affamées dont il allait remplir les deux tiers du monde connu…Reconnaissons qu’à certains égards, Bloy applique toute son intelligence à n’en exprimer aucune…
En mai 1897, un terrible incendie ravage le Bazar de la Charité et provoque la mort de clients qui parcouraient les étalages. Ulcéré que le saint nom de charité ait pu être accolé à celui de bazar, Bloy se réjouit de la tragédie… puis pousse l’abjection jusqu’à déclarer que le petit nombre de victimes limite sa joie. Il reste que le rôle de la littérature ne saurait se réduire à une quelconque morale ; la transgression, par contre, est légitime… et Bloy trouve le moyen de l’atteindre en exaltant le catholicisme le plus strict. A n’en point douter, c’est ici que gît le paradoxe le plus surprenant de son œuvre. Au fond, Bloy se rit de susciter l’indignation. Il n’est pas le monstre caricatural que ses écrits paraissent décrire en creux.
Ses provocations n’alimentent qu’une seule véritable ambition destructrice : gifler une époque dont la médiocrité suinte de partout. Une époque où l’argent, le matérialisme et le positivisme écrasent la spiritualité de tout leur poids. Ne nous y trompons pas : Bloy écrase lui aussi l’infâme… à sa manière. Tout comme la Révélation, sa prose se lit d’après l’esprit et non selon la lettre, toujours sanglante :Je ne me cache pas d’aimer ces fameux « bûchers de l’Inquisition » qui ont la puissance incroyable, après trois siècles, d’allumer encore les imbéciles.
Pourquoi lire Léon Bloy
Avant tout pour le style, extrêmement jubilatoire. Chez Bloy, Judas est le brocanteur de Dieu, la Bible n’est pas autre chose que l’autobiographie de la Trinité, et la Révélation est éternellement actuelle. Ici, l’esprit sème son phosphore jusque dans le miasme et dans la fiente ; en ce bas monde, tout n’est que charogne, merde, putréfaction… Tragique constat qui révèle en creux la seule issue possible : Dieu et son univers céleste.Le lecteur, quel qu’il soit, ne peut sortir indemne d’une telle mitraille. En outrepassant de toutes parts les limites de la décence morale, l’artiste nous révèle que l’éthique chrétienne ne saurait se réduire à la bienséance. Bloy préfère exorbiter la vérité plutôt que de l’atrophier, il prend le parti de crier l’Evangile, quitte à en déformer la substance au travers de ses rugissements. Si le destinataire n’est pas dupe et s’il consent à investir cet univers plein de souillure, alors Bloy devient réellement profitable.
L’un de ses plus grands mérites réside dans le fait qu’il crucifie le lieu-commun avec une aisance incroyable. Sa prose nous purifie des banalités innombrables qui circulent autour de la thématique religieuse ; elle nous oriente vers des questionnements métaphysiques que notre époque ignore superbement. De fait, peu d’hommes ont su comme lui mettre en accusation le catholicisme ordinaire ; le scrupule dévot, à lui seul, exigerait une seconde rédemption, raille-t-il acidement. Ailleurs, il remarque que le spiritualisme adipeux des bigots ne vaut rien : "la devise de ces chrétiens se résume au mot discrétion, comme dans les agences matrimoniales".
Léon Bloy est par ailleurs un exégète hors pair ; malgré leur caractère quelque peu fantaisiste, ses interprétations de la Parole Divine confinent souvent au génie : « Quand on meure, c’est cela qu’on emporte : les larmes qu’on a répandues et les larmes qu’on a fait répandre, capital de béatitude ou d’épouvante. C’est sur ces larmes qu’on sera jugé, car l’Esprit de Dieu est toujours "porté sur les eaux" ; "L’Eglise ne sait pas ce qu’elle dit, et c’est pour cela qu’elle est infaillible". Par-delà le caractère discutable de leur contenu, de tels fragments forcent notre admiration ; à ce niveau, nous ne sommes plus très loin de Chesterton et d’Oscar Wilde.
Pierre-André Bizien
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