Nonne ou mariée : voici l’alternative mécanique qui emprisonne toute femme au temps de l’Ancien Régime. Au XVIIe siècle, la religion imprègne la société de toutes parts. Aussi, le pouvoir séculier s’absolutise, et le conformisme social atteint son acmé. Une femme, pourtant, va réussir à pulvériser l’écran légal derrière lequel croupissent les membres de son sexe. Il s’agit de Gabrielle Suchon, née en 1632 dans une haute famille de Semur-en-Auxois.
A l’aube du règne du roi Soleil, le temps des Lumières est bien lointain. L’émancipation féminine est alors une réalité balbutiante, peu palpable. On en distingue cependant quelques traces ici ou là, dans les campagnes et dans les villes. Malgré la colonne morale officielle et le ciment des traditions, l’homme n’exerce pas son pouvoir en souverain pantocrator. Par quoi Gabrielle Suchon se distingue-t-elle donc des autres femmes de son époque ? Par la symbiose parfaite qu’elle réalise entre culot et raison.
Un culot hors de pair
Initialement, Gabrielle est vouée à subir le destin standardisé que sa famille lui réserve ; après les premiers temps de l’enfance et de l’adolescence, puisqu’elle refuse de se marier, on décide de la placer contre son gré au couvent des Jacobines de Semur. Conformément à un état de fait assez fréquent, ses vœux sont extorqués sous la contrainte. Recluse à son corps défendant, vouée à une modeste vie de prière et de résignation, Gabrielle ronge son frein. Elle refuse de céder au fatum apparent, et finit par prendre une décision ahurissante : partir convaincre le pape lui-même de l’injustice qui lui a été faite, pour qu’il puisse la délier de ses vœux.
Un jour, la jeune femme finit par mettre en œuvre son stratagème rocambolesque ; elle s’enfuit du couvent, traverse la France et parvient à Rome, où elle exige le secours du Souverain Pontife. Rebondissement inouï : le pape lui donne effectivement raison et la délie de ses vœux de religieuse. La folle audace de Gabrielle est approuvée et soutenue par la plus haute autorité morale de toute la chrétienté. La jeune effrontée rentre alors en France, fière, libre et sûre de son bon droit.
Célibataire, sans être ni veuve, ni religieuse : une véritable énormité pour l’époque. Enormité que la France gallicane, anti-papale, ne saurait tolérer : ni plus ni moins, le parlement de Dijon casse la décision du pape et condamne Gabrielle à retourner dans son couvent. Ironique circonstance, qui enseigne à l’historien que le progressisme politique ne coïncide pas toujours avec le progressisme moral… loin s’en faut.
Gabrielle refuse de capituler; elle ne remettra jamais les pieds chez les sœurs. Sa ténacité finit par triompher. Les autorités n’appliquent pas la décision du tribunal, et la jeune célibataire reste libre. Sa nouvelle vie peut commencer, et elle se plonge dans les études et l’écriture. Aussi, elle se lance à corps perdu dans la défense du parti des femmes. Avant tout, procéder par la raison, l’argumentation et non le simple sentiment. Ne pas sombrer dans le pathos indigeste.
Une exégète brillante et remarquable
Gabrielle refuse de dénoncer la religion en tant que telle. Bien au contraire, elle s’oppose aux rigueurs que la société impose aux femmes au nom du christianisme lui-même. Elle se fait exégète, interprétant les paroles de l’Ecriture au profit de son combat. Première urgence : déconstruire la notion de «faiblesse», spécieuse et pernicieuse. Comment peut-on, indistinctement, accoler l’adjectif «faible» à tout un sexe ? La réalité ne démontre-t-elle pas tous les jours que l’on peut avoir un corps fort et un esprit faible… et inversement ?
Aussi, Platon et Gallien n’enseignent-ils pas que la faiblesse est plutôt question d’exercice que de nature ? De fait, une nature dite forte mais languissante est plus faible qu’une nature plus chétive mais exercée. Enfin, si la nature des femmes était faible, pourquoi donc Dieu les aurait justement destinées à endurer les souffrances les plus insupportables (enfantement, etc)? Gabrielle réfute Aristote, discute Hippocrate, prend à témoin Saint Thomas d’Aquin et Augustin… Comment raisonnablement soutenir que les femmes sont responsables du mal, la Genèse n’est-elle pas claire à ce propos ?
La faute d’Eve seule n’entraîne aucunement la Chute ; c’est lorsqu’Adam tombe que l’humanité tombe. C’est la faute du mâle originel qui a tout enclenché. 
Passant au Nouveau Testament, notre philosophe se fait plus incisive : combien de femmes ont donc persécuté Jésus? Aucune! Les scribes, les pharisiens… seuls des mâles l’ont condamné. Partant de cela, comment pourrait-on persister à justifier théologiquement la perversité de la nature féminine ? Enfin, la morale chrétienne la plus élémentaire ne nous enseigne-t-elle pas que ce sont les forts apparents qui sont les faibles véritables, et inversement?
A méditer, très sérieusement!
Pierre-André Bizien
(Image: Woodpig)
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