Ils sont Grecs, Syriens, Africains, Gallo-Romains… Evêques pour la plupart. Ils vécurent au cours des sept premiers siècles de notre ère, et furent les artisans de la maturation initiale du christianisme : il s’agit de cette douzaine de penseurs sulfureux que la tradition catholique nomme les Pères de l’Eglise.
Ce sont eux qui fournirent l’armature intellectuelle de l’Eglise naissante, encore fragile, et qui attisèrent son essor prodigieux. A cette époque, les dogmes de l’appareil catholique sont en cours d’élaboration, et la spéculation métaphysique se pratique dans un climat de liberté vigilante, d’une amplitude appréciable. Ce ne sera bientôt plus le cas, lorsque les masses graniteuses du magistère ecclésiastique seront définitivement fichées en terre ; rapidement, les torrents impétueux de la gnose seront asséchés, sans pour autant que leurs sources soient hermétiquement obstruées.
Du sublime au sordide
Esprits vétilleux, tracassiers, souvent géniaux, les Pères de l’Eglise ont une identité composite qui ne révèle son mystère qu’au prix d’une certaine complaisance ; plus que quiconque, ils ont trahi la lettre des Ecritures, étouffant le Logos sous les étreintes de leurs passions partisanes. Rêvant de sommets, ils ont creusé des abîmes, si bien qu’à plus d’un égard, opter pour les Pères c’est choisir le parti du Talion. Avec eux la Vérité se décrète, elle s’éructe, on la plante comme une dague dans les moelles de la philosophie antique. Le génie des Pères occidentaux est juridique, austère, moral, pragmatique, pessimiste ; celui des orientaux est intuitif, mystique, enthousiaste et plus arrondi. Schématiquement, leur discours s’abreuve aux sources de trois haines génériques : celle des hérétiques, celle des juifs et celle du monde profane.
Derrière ces pénombres se dressent pourtant d’immenses monuments intellectuels aux multiples aspérités ; il nous incombe à tous de les considérer, de les soustraire aux occultations de la mémoire. Si de nos jours la matière patristique semble avoir étouffé sous le poids d’un classicisme écrasant, il reste qu’en leur temps, les Pères vécurent des existences fort peu académiques. A ce titre, certains traits biographiques ne manquent pas de sel : à 17 ans, Saint Augustin fit un enfant à une adolescente ; Saint Ambroise a été choisi évêque avant même d’être baptisé ; Grégoire de Nysse et Hilaire de Poitiers étaient mariés ; Grégoire de Nazianze a été ordonné prêtre par son propre père…
Aussi l’humour ne manque-t-il pas lorsqu’il s’agit de considérer les impayables déclarations des Pères. Un jour, alors qu’il est invité à évoquer les eunuques qui entourent le souverain, Athanase d’Alexandrie se permet de susurrer :
« Comment voulez-vous que ces gens-là comprennent quelque chose à la génération du Fils de Dieu?»
Comiques, les Pères le sont surtout à leurs dépens, comme lorsque Lactance affirme gravement qu’il ne reste plus que 200 ans avant que n’advienne le Royaume de Dieu, ou quand Saint Jérôme s’inclut lui-même à la fin de son histoire des hommes illustres. Entre eux, les désaccords sont innombrables : si Justin considère que la musique corrompt les mœurs, Origène, lui, la recommande avec enthousiasme ; Clément d’Alexandrie peut encenser la philosophie païenne, Tertullien la vomit. Aucune osmose, sinon celle de la cacophonie, ne règne entre les Pères. Chez les orientaux, l’école d’Alexandrie s’oppose vigoureusement à l’école d’Antioche. La première est volontiers spéculative, ouverte au sens allégorique des Ecritures, très spirituelle ; la seconde est plus sèche, rationaliste, et se concentre sur la lettre des deux Testaments.
Entre tous, les plus rigoristes sont sans conteste les Pères latins d’Afrique occidentale. Leur champion, Saint Augustin, élabore une théologie puissante et très austère, qui constituera la sève principale des développements intellectuels de la chrétienté occidentale. Le mépris du monde et de la nature, que ses œuvres sécrètent à pleines brassées, empoisonnera l’organisme de l’Eglise catholique… pour des siècles et des siècles. Qu’on y songe : au sein de l’œuvre de Bossuet, un tiers des citations se réfèrent à Saint Augustin ; dans les sermons de Bourdaloue, il est invoqué plus de 700 fois.
Mille et une lacunes
Derrière le marbre et les lambris, l’œuvre des Pères de l’Eglise souffre de nombreux défauts de méthode. Parmi ceux-ci, l’excès d’allégorisme vient en tête : chez Origène, chaque ligne de la Bible est censée contenir un sens caché. Clément d’Alexandrie, lui, en perçoit jusque dans chaque syllabe. Pour tous les Pères, les Evangiles sont constamment préfigurés dans les épisodes que relate l’Ancien Testament. A titre d’exemple, la moindre mention d’arbre ou de morceau de bois est interprétée comme une annonce de la croix. Très révélateur du christianisme égyptien, ce travers met en péril l’intégrité des Ecritures.
En forçant les textes pour en extraire des enseignements qu’ils ne contiennent pas, les Pères finissent par substituer à la Révélation leurs propres considérations théologiques. Dès lors, la contamination gnostique n’est plus très loin, et l’extravagance métaphysique se profile. Comble d’indécence, la Bible s’en trouve réduite à une sorte de recueil ésotérique, exclusivement accessible aux membres d’une certaine élite intellectuelle.
Défaut inverse, les commentaires de l’Ecriture trop littéralistes ; partant d’une saine réaction contre l’excès d’allégorisme, nombre de commentateurs chrétiens se mirent à lire la Bible au ras du texte, et à en tirer des enseignements d’une naïveté spectaculaire : au IVe siècle, un certain Audius affirmait sans sourciller que puisque l’homme a été créé à l’image de Dieu, ce dernier avait forcément une forme humaine. Chez les Pères de l’Eglise, le champion de la tendance est sans conteste l’Africain Tertullien. Il corporalise et littéralise tout ; ainsi assure-t-il que le cœur, en tant qu’organe biologique, participe aux mouvements spirituels de l’âme.
Saint Jérôme n’échappe pas non plus à ce grossier travers, comme en témoigne le sens qu’il prête à un verset de l’Evangile sur l’enfer (« Là il y aura des pleurs et des grincements de dents » (Mt 8-10) : s’il est question de grincements de dents en enfer, c’est bien que l’ossature animée subsiste après la mort, et derrière elle… la résurrection des corps.
Trop souvent, les Pères se révèlent indignes de la haute érudition que la postérité leur a prêtée : entre autres exemples, Irénée de Lyon ne connaît l’Ancien Testament que par de partielles recensions de seconde main. A certains égards, sa science dépasse à peine le niveau de la catéchèse courante ; Justin, lui, a indûment considéré bibliques des textes qui ne l’étaient aucunement ; Ambroise a commis de nombreuses erreurs d’exégèse, attribuables à des carences de mémoire et à des fautes d’inattention. Ainsi lui arrive-t-il parfois de confondre les personnages bibliques entre eux (Nathanaël avec Nicodème, Achaz et Achab…).
Autre défaut méthodologique récurrent chez les Pères, la précipitation : alors qu’il a fallu 20 ans à Augustin pour écrire son De Trinitate, Jérôme expédie son commentaire d’Abdias en deux nuits, et il boucle le commentaire de l’Evangile de Matthieu en deux semaines… Excessivement fébrile, Augustin a la mauvaise habitude de se précipiter à corps perdu dans les polémiques. Il lui est même arrivé de ne pas avoir pris la peine de lire les ouvrages qu’il réfutait : cela est arrivé deux fois, contre le donatiste Pétilien et contre Julien d’Eclane. Par nature, la littérature patristique est intrinsèquement contre : Contre les hérésies, Contre Marcion, Contre Praxéas… ce sont presque toujours des ouvrages de circonstance qui répondent à la conjoncture ambiante. Ils sont généralement défensifs, âcres et volontiers polémiques. A ce propos, Henri de Lubac n’a pas eu tort de déclarer :
« Une doctrine inspire peu de sécurité lorsqu’elle semble se réduire à se défendre. (…) elle s’épuise en des ripostes» (Lubac, théologies d’occasion)
Afin de lutter contre l’hérésie arienne, Athanase n’aura de cesse de démontrer que tout le propos de la Bible se résume à l’affirmation de la double nature du Christ, humaine et divine à la fois. A l’évidence, l’Ecriture est trop souvent manipulée pour justifier des propositions théologiques personnelles ; il va sans dire que de tels procédés posent de graves problèmes éthiques, et il nous semble bien étonnant que le magistère officiel s’en soit si peu avisé au cours des siècles.
Au fond, pour justifier ses propres discours, l’Eglise n’avait-elle pas elle-même besoin de manipuler les manipulateurs ? L’expression est très excessive, il est vrai, mais reconnaissons que l’idée qu’elle manifeste l’est beaucoup moins.
Question style
Concernant le style et la qualité littéraire de leurs écrits, les Pères sont très inégaux entre eux. On relève de nombreuses disparités quant à l’inspiration, au niveau langagier, aux aptitudes stylistiques. Quel rapport entre le chef d’œuvre littéraire que constituent les Confessions de Saint Augustin, et les développements emprunts de mauvais style d’un Grégoire de Nysse ?
L’emphase littéraire n’est pas toujours du goût le plus sûr : sans cesse, Grégoire de Nazianze affecte sa prose d’une sensibilité exacerbée. Chez lui, une déplaisante préciosité suinte de partout, gâtant parfois des développements d’une remarquable inspiration. A vrai dire, Grégoire de Nazianze est un délicat.
Ses longs épanchements sur ses angoisses, ses tourments et ses souffrances spirituelles ont fait sourire plus d’un spécialiste : Adalbert Hamman n’a pas hésité d’évoquer à son propos le stigmate d’une sensibilité maladive. Gardons-nous d’une telle sévérité, et considérons le caractère poétique de sa production ; le fragile évêque de Constantinople fut peut-être le plus ancien précurseur du romantisme :
« Hier, tourmenté par mes chagrins, seul, loin des autres, j’étais assis dans un bois ombreux, rongeant mon cœur ».
Aucune délicatesse, en revanche, chez Tertullien. Agressif, outrancier, le père africain excelle dans l’art de l’invective, des petites phrases assassines. Considérant d’un mépris zénithal toute décence et le commerce pacifique des esprits, il parsème son œuvre d’aphorismes explosifs :
« On nous condamne aux mines : c’est de là que vos dieux tirent leur origine » (Apol. XII, 5),
« Divinisez plutôt tous les plus grands criminels, afin de plaire à vos dieux ! C’est un honneur pour ces dieux que l’apothéose de leurs égaux ! » (Apol. XI, 14).
Ancêtre littéraire de tous les imprécateurs chrétiens (Bloy, Savonarole…), Tertullien parvient à briller à partir de ses propres ténèbres. Ses écrits sont emplis d’arguments apologétiques abrupts, générés par une intuitivité rationaliste qui préfigure la scolastique médiévale. Une telle vigueur pamphlétaire demeure cependant exceptionnelle chez les Pères ; affreusement terne et soporifique, Cyprien de Carthage pêche quant à lui par la platitude de ses développements.
Chez cet autre Africain, le feu de l’Evangile s’amenuise à mesure que les pages se tournent. Ne demeurent que de sinistres sentences, et certaines idées dangereuses (anticipant la pratique de la simonie, il assure que l’aumône permet de s’attirer l’aide de Dieu, de rendre opératoires les prières). A vrai dire, Luther n’aura pas tort de qualifier Cyprien de piètre théologien. L’Eglise, elle, n’hésitera pas à en faire l’un de ses docteurs les plus officiels.
Parmi nos auteurs, la plume la plus déroutante est sans conteste celle de Clément d’Alexandrie. Génial et foisonnant, détenteur d’une ouverture intellectuelle remarquable, Clément est une sommité dépourvue de charpente. Son œuvre, gigantesque et confuse, regorge d’intuitions métaphysiques qui ne sont jamais menées à terme. Christianisme et philosophie païenne s’y mêlent généreusement, au cœur de développements négligemment amputés.
Il en résulte une lecture très frustrante, contraignant à des rigueurs d’attention proprement exténuantes ; auteur à lire par temps de pénitence ou de carême, Clément sécrète une prose filandreuse, sans ordre ni structure. Il surcharge ses textes d’innombrables citations disparates ; Homère y jouxte la Bible et Platon au sein d’une dantesque mixture, épistémologiquement inqualifiable. Claude Mondésert a justement perçu en lui « Un esprit curieux et ouvert, vif et brillant, mais incapable d’exposé méthodique et ordonné » (Claude Mondésert, Clément d’Alexandrie).
Des carences morales élémentaires
Au-delà du style et de la méthode, l’œuvre des Pères de l’Eglise pâtit de nombreuses carences morales… ce qui constitue un véritable comble pour nos lestes consciences contemporaines. La méchanceté primaire et gratuite se juche au premier rang de ces tares ; profuse et très caractérisée, elle n’affecte cependant pas tous les Pères, ni même le tréfonds des âmes les plus atteintes.
Sans surprise, c’est chez les Pères latins d’Afrique que l’on perçoit la tendance avec le plus de netteté. A titre d’exemple, la correspondance de Cyprien de Carthage regorge de traces de cynisme et de perfidie totalement anti évangéliques : lors d’une occasion, il va jusqu’à se féliciter du châtiment de prêtres contre lesquels il était opposé (Correspondance, lettre XLIII). C’est aussi à lui que l’on doit la fameuse formule :
« Hors de l’Eglise, point de salut »
A la vérité, cette sentence ne mérite pas les accusations que lui décochent les consciences œcuméniques ; ses destinataires étaient seulement les partisans extrémistes de doctrines hérétiques, par nature anticatholiques. Il n’empêche, l’évêque de Carthage s’est illustré par d’autres sentences de même acabit, qui ne font en définitive aucun mystère :
« Nul ne peut avoir Dieu pour père, qui n’a pas l’Eglise comme mère » (Traité de l’unité de l’Eglise).
Chez Augustin, la haine semble avoir été élevée au rang de vertu théologale : haine du monde païen, haine des plaisirs profanes, haine des enfants… L’évêque d’Hippone offre à son ressentiment la préséance sur l’Ecriture, et lègue à l’Occident un bien triste héritage. Son œuvre est certes magistrale et féconde à plus d’un titre, il n’en demeure pas moins que les idées de prédestination et de damnation éternelle n’engendreront que des ronces ; à ce titre, il n’est que de considérer les œuvres de ses plus fidèles continuateurs (Pierre Damien, Bellarmin…) pour s’en convaincre. Dans le même registre, chez Tertullien, toute culture non chrétienne est explicitement proscrite car jugée impie. Les jeux, les spectacles et les arts sont voués à la détestation la plus rance :
ainsi,
« le théâtre, siège particulier de la dissolution, où rien n'est approuvé que ce qui est désapprouvé partout ailleurs. Aussi emprunte-t-il d'ordinaire son plus grand charme à la représentation de quelque infamie, (…) qu'un comédien met en relief en abdiquant son sexe sous des habits de femme (…). Mais arrêtons-nous, et n'arrachons pas aux ténèbres de honteux secrets, de peur qu'ils ne souillent la lumière » (De Spectaculis, XVII).
Le sport et les jeux athlétiques subissent les mêmes condamnations extrêmes, déclinées sous une prose au cachet remarquable :
« Vous ne parviendrez jamais à approuver ces courses insensées, ces efforts pour lancer le disque, et ces sauts non moins extravagants; jamais vous ne louerez cette vigueur inutile ou fatale, encore moins cette science qui travaille à nous donner un corps nouveau, comme pour réformer l'œuvre de Dieu. (…) La lutte est une invention du démon: c'est le démon qui renversa nos premiers parents. Qu'est-ce que le mouvement des lutteurs? Une souplesse semblable à celle du serpent, vigoureuse pour saisir, oblique pour supplanter, glissante pour échapper » (ibid, XVIII).
Enfin, Tertullien considère aigrement que Dieu est incapable d’offrir le pardon pour certains types de péchés (meurtre, adultère…) ; que Moïse ait tué le contremaître Egyptien, que David ait commis l’adultère, et que malgré cela Dieu leur ait conservé sa confiance, cela n’a pas semblé gêner le père africain, adorateur entêté de la lettre des Ecritures. A force d’intransigeance et d’acidité, Tertullien a fini par tomber lui-même dans l’hérésie ; au terme de sa vie, il rejoindra la sinistre secte montaniste et ne cessera de dénoncer le laxisme de l’Eglise officielle.
De tels sommets d’âcreté ne sont pas isolés. Saint Jérôme s’est souvent illustré par un tempérament voisin. La méchanceté foncière de sa personne s’étale fastueusement dans ses textes et ne recule devant rien ; aussi n’hésitera-t-il pas, au soir de sa vie, à se retourner violemment contre son vieil ami Rufin. Il le qualifiera notamment de porc, de scorpion, de serpent. Nous pourrions encore mentionner Justin, le Père Palestinien, et ses menaces proférées à l’encontre des non chrétiens :
« Vous et tous ceux qui nous haïssent injustement, si vous ne vous repentez, vous serez voués au feu éternel » (Apologie).
La fascination du morbide
Autre particularité préoccupante chez certains Pères, le goût pour le morbide, la douleur, la sanguinolence. Espérant le martyre avec l’impatience d’un aliéné, Ignace d’Antioche appelait de tous ses vœux la destruction de son corps :
« Feu, croix, corps à corps avec les bêtes féroces, lacération, écartèlement, dislocation des os, mutilation des membres, broiement du corps entier : que les plus cruels supplices du diable tombent sur moi pourvu que je possède enfin Jésus-Christ !» (Epître d’Ignace aux Romains).
De tels développements eurent de funestes conséquences sur l’état de la spiritualité chrétienne postérieure. Ici, le mépris de la vie relève d’une obscénité qui dévoie fondamentalement le sens des prescriptions ascétiques de l’Evangile. Il en résultera de terribles malentendus au fil des siècles, dont les résonnances sont aujourd’hui plus que jamais perceptibles. Morbide, Grégoire de Nysse l’est tout autant.
Influencé par un platonisme primaire et par une austère spiritualité, le père cappadocien compare la vie humaine à un cachot, à une prison, à l’obscurité. La vie terrestre est tellement méprisable qu’à la vérité, ce sont les trépassés qui devraient plaindre les vivants. Grégoire pousse l’antihumanisme jusqu’à déclarer que si un nourrisson pouvait parler, il devrait s’indigner de sortir du ventre de sa mère pour ce monde. En clair, vivre est plus détestable que d’être mort.
La vigilence face au sexe
Derrière ce mépris de la vie se profile une certaine répugnance envers la chair et la sexualité, qui touche quant à elle quasiment tous les Pères. Jérôme affirme que l’homme trop ardemment amoureux de son épouse est assimilable à un être adultère. Se référant littéralement à la parole de Jésus sur ce péché, il soutient qu’une simple pensée déviante peut massacrer la virginité d’une personne. Tout aussi virulent, Tertullien assimile le mariage à une quasi-luxure ; la haine qu’il nourrit à l’encontre de la sexualité le pousse même à contredire l’Ecriture : ainsi ne croit-il pas à la polygamie des patriarches.
Derrière le spectre de la chair, c’est toujours la femme et le sortilège de ses charmes que craignent les Pères. Loin de se réduire à la grossière misogynie que l’on se plaît tant à dénoncer, la peur du féminin qu’éprouvent nos auteurs est plus complexe et nuancée qu’il y paraît. Parfois, c’est justement leur idéalisation excessive du sexe faible qui les rend si agressifs envers la femme ordinaire, si prompte à négliger son rang et sa vocation privilégiée pour la pureté.
Relisons par exemple Jean Chrysostome, encensant « la jeune fille, objet si admirable, surpassant tout ce qu’il y a d’humain » (De virginitate, chap. 7). Ceci étant précisé, il reste que l’attitude des Pères envers les femmes, appréhendée globalement, laisse peu de marges à notre indulgence. Tertullien prescrivait de voiler toutes les filles chrétiennes afin de les préserver des éventuels regards concupiscents. Jérôme, d’une rustrerie sans égale à leur égard, allait jusqu’à gémir sa déception devant certains passages de l’Evangile :
« Lourd fardeau que les épouses, s’il n’est point permis de les renvoyer, sauf pour adultère » (Commentaire de Mathieu 19-10).
Antijudaïsme... et non antisémitisme
Dernier impair majeur dont il est légitime de charger les Pères de l’Eglise : leur antijudaïsme foncier. Ici encore, le devoir d’équité nous interdit de nous vautrer dans les velours de l’anachronisme ; le révisionnisme est une attitude plus large qu’il n’y paraît au sens usuel du terme. Oser se servir d’événements tragiques de l’histoire récente pour en faire porter la responsabilité subliminale à des hommes qui moururent pour la plupart eux-mêmes en martyrs, voici une chose qui passe toute mesure. Aussi coupables qu’aient pu être les propos tenus par certains Pères à l’encontre des juifs, ils furent prononcés dans le cadre de contextes où la persécution était loin d’être unilatérale. Le sort réservé aux premiers chrétiens de Palestine montre assez bien les rancœurs que purent éprouver leurs descendants immédiats, ainsi que les rapports de force qui prévalaient alors. Une fois devenue toute puissante, l’Eglise conserva malheureusement ce vieux fond de rancœur et persécuta mimétiquement à son tour… à l’échelle démesurée de ses nouveaux moyens. Dans son très explicite Discours contre les Juifs, Jean Chrysostome souille gravement l’honneur chrétien : entre autres monstruosités, il y affirme que les juifs sont descendus dans la famille des chiens, que ce sont des animaux impropres au travail, donc voués à la boucherie (Ibid, 1-2). Il compare le judaïsme à une peste et perçoit en la synagogue l’hôtellerie des démons, le temple de l’idolâtrie (Ibid, 1-3). Sans atteindre de telles extrémités, les propos de la plupart des autres Pères sur le sujet ne brillent pas par leur équité ; la thématique du peuple déicide sera régulièrement soulevée. Grégoire de Nysse, notamment, comparera le bœuf de l’étable de la nativité au juif enchaîné par la loi.
La gloire méritée des Pères de l'Eglise
Profondément tributaire des cadres culturels de l’Antiquité tardive, la littérature patristique a planté le génie sémite au cœur du monde païen. Elle en a déchiré les chairs pour les suturer d’un sang nouveau. En dépit des multiples tares dont regorge leur prose, les Pères de l’Eglise ont su faire émerger certains impératifs éthiques dont seront redevables les générations postérieures. Le scandale devant la misère sera l’un des acquis les plus fondamentaux qu’ils auront légué. A ce titre, le généreux évêque de Milan déclarait magnifiquement :
« Ce n’est pas d’ailleurs de ton bien que tu distribues au pauvre, c’est seulement sur le sien que tu lui rends. Car tu es seul à usurper ce qui est donné à tous pour l’usage de tous. » (Ambroise, Histoire de Naboth).
Brisant la torpeur du monde antique vis-à-vis de la déchéance humaine, la chrétienté médiévale multipliera les structures hospitalières de toutes sortes et rendra à l’homme pauvre sa dignité. Bien entendu, la réalité historique effective s’avérera bien peu engageante au cours des siècles, mais l’impulsion était lancée. De même la notion de personne, socle incontournable de nos sociétés modernes, provient-elle amplement des élucubrations des Pères relatives à la trinité ; ces élaborations conceptuelles seront affinées par les conciles, et la notion de personne recevra dès lors toute la densité éthique que nous lui connaissons aujourd’hui.
Nous devons aussi aux Pères des développements permettant de réfuter la plupart des arguments de l’athéisme. Massivement oubliés de nos jours, ils permettraient pourtant de décrédibiliser un certain scepticisme ambiant qui plastronne au sein des sociétés nanties. Prenons ici un exemple, avec la notion de sugkatabasis, élaborée par Jean Chrysostome : réagissant aux voix qui s’indignent que l’on puisse adhérer en un Dieu jaloux, violent, massacreur (tel qu’il est présenté dans l’Ancien Testament), l’archevêque de Constantinople démontre posément l’erreur d’un tel emportement.
En effet, la Bible, en tant que révélation, se doit d’être comprise par ses destinataires ; or les sociétés, comme les êtres humains, nécessitent des enseignements adaptés à leur degré de conceptualisation intellectuelle, ainsi qu’à leur propre rythme d’évolution. Qu’on y songe : l’éducation d’un enfant débute toujours par des leçons très élémentaires au travers desquelles l’enseignant se sert de figures simples et grossières. Progressivement, l’enfant est capable de recevoir des enseignements plus élaborés, dépouillés des images simplistes qui les accompagnaient auparavant. Concernant les enseignements de Dieu pour l’humanité, il en va globalement de même.
Nous oublions trop souvent que la Bible n’a pas été écrite pour nos seules collectivités contemporaines, sur-alphabétisées et abreuvées d’enseignements. Il est donc tout à fait normal, si la Bible contient la parole de Dieu, que les enseignements qui s’y trouvent puissent revêtir plusieurs degrés de lecture. Jean Chrysostome résume son propos en ces termes :
« C’est pour Dieu le fait d’apparaître et de se montrer, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il peut être vu par celui qui est capable de telle vision, en proportionnant l’aspect qu’il présente de lui-même à la faiblesse de ceux qui le regardent. La condescendance divine, c’est la capacité de Dieu de s’adapter à la nôtre » (Homélie sur l’incompréhensibilité de Dieu).
L'oeuvre des Pères de l'Eglise: un trésor de ressources pour notre temps
Que pouvons-nous conclure, en définitive, à propos de la légitimité morale des Pères à une époque comme la nôtre ? A l’évidence, leurs écrits témoignent d’une rectitude dont l’Eglise s’est de nos jours amplement désolidarisée. Pendant de nombreux siècles, ceci fut loin d’être le cas ; à vrai dire, jamais le terme autorité n’aura pris un sens aussi plein qu’avec ces maîtres pittoresques. Aussi devons-nous considérer le destin terrible que les premiers d’entre eux subirent ; le degré de violence des sociétés auxquelles ils avaient choisi de se confronter explique assez clairement l’orientation dramatique de leurs écrits. Pourquoi l’Eglise catholique a-t-elle choisi de se ranger derrière Augustin et les plus austères de ses pairs ? Le philosophe orthodoxe Nicolas Berdiaev n’avait pas tort de s’en étonner :
« Un martyr et un saint authentique comme Origène perd son procès en canonisation, alors qu’un Cyrille d’Alexandrie est canonisé en dépit de certains traits de cruauté » (Berdiaev, Vérité et Révélation).
Longuement étouffée par un thomisme tout puissant, la postérité des Pères a cependant traversé les âges : en plein XIXe siècle, Ernest Hello aura le front d’écrire que « le temple grec, sans voix, sans désir, trahit par l’aplatissement de son sommet la limite de sa pensée »… N’est-ce pas ici l’esprit caustique d’un Tertullien ou l’humour grinçant d’un Jérôme qui se manifeste sourdement ? Au milieu du XXe siècle, les jeunes fantassins de la Nouvelle Théologie se réclameront de la liberté des Pères pour rejeter les austérités du néo-thomisme ; n’y aurait-il pas là matière à méditer ?
Soit. S’il est bien une chose qui puisse être avancée sans contredit de nos jours, c’est qu’il aura fallu beaucoup d’eau pour baptiser les Pères de l’Eglise…
(Article initialement paru dans la revue Golias)
Pour aller plus loin:
-Les citations des Pères de l'Eglise pullulent sur internet comme sur les étals des librairies (La Procure, Gibert Joseph...), dispersées dans des ouvrages plus ou moins accessibles. Elles peuvent constituer une initiation intéressante.
-Les étudiants en théologie patristique, ceux qui fréquentent l'Institut catholique de Paris (ICP), les Bernardins, le Centre Sève, etc... seront particulièrement intéressés par la bibliothèque du Saulchoir des pères dominicains (station Glacière à Paris). Il pourrait arriver d'y croiser quelques ombres encapuchonnées, austères et bienveillantes. Respectez leur silence, peut-être prient-elles pour le rachat de vos immondes péchés. Sur place, vous aurez accès à de très nombreux écrits des Pères de l'Eglise, qu'ils soient d'Orient ou d'Occident. La bibliothèque du Saulchoir dispose aussi de très nombreux ouvrages théologiques anciens.
Adresse: Bibliothèque du Saulchoir, 43 bis rue de la Glacière, 75013 Paris
-Concernant la bibliographie se rapportant aux Pères de l'Eglise, on consultera toutes affaires cessantes les études d'Adalbert-G. Hamman ainsi que l'étude fondamentale de Benoît XVI (Les Pères de l'Eglise de Clément de Rome à Maxime le Confesseur).
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