Auteur d’une œuvre théologique importante (Théorie de l’éducation, Essais de philosophie religieuse, Le réalisme chrétien…), Lucien Laberthonnière fut un paria de l’Eglise catholique officielle. Sa théologie repose sur une grande idée: en réalité, et en dépit des apparences, le christianisme n’a rien à voir avec la philosophie grecque. Sa doctrine n’est ni abstraite ni statique, mais révélation progressive. Aussi, les existences ne découlent-elles pas mécaniquement d’une essence; bien au contraire, elles sont faites et créées, volontairement. Enfin, Dieu n’est pas idée suprême mais être suprême… non pas Dieu-nature mais Dieu-personne.
La destinée tragique d’un disciple de l’Oratoire
Lucien Laberthonnière naît le 5 octobre 1860 à Chazelet dans le département de l’Indre. Elevé au cœur d’une famille modeste, il reçoit une éducation solide au cours de laquelle il prend goût pour l’Eglise. Ses études le mènent au petit séminaire St Gauthier, puis au grand séminaire de Bourges. Sa formation se poursuit à la Sorbonne. A 26 ans, Laberthonnière entre à l’Oratoire de France et est ordonné prêtre. Un an plus tard, on le retrouve professeur de philosophie au collège de Juilly. Une double carrière s’esquisse progressivement : parallèlement à la construction de son œuvre théologique, le jeune prélat amorce une réflexion théorique consacrée à la question de l’éducation.
Dix ans après son ordination, en 1896, il est appelé à l’école Massillon de Paris. Quatre ans plus tard, il retourne à Juilly qu’il dirige durant trois longues années. C’est à partir de cette époque que ses relations avec Rome se détériorent. En 1904, il est dénoncé au Vatican avec son ami Maurice Blondel (philosophe catholique particulièrement novateur). Deux ans plus tard, la censure officielle s’abat sur deux de ses ouvrages. Il vient alors de prendre la direction de la revue des Annales de philosophie chrétienne. Son travail théologique dérange.
Ses prises de position se caractérisent notamment par leur hostilité envers le thomisme officiel de l’Eglise (système théologique basé sur une rationalité abstraite héritée du moyen âge). Laberthonnière n’hésite pas à frapper fort; ainsi en arrive-t-il à s’opposer frontalement à l’Action Française (mouvement nationaliste puissant, ouvertement réactionnaire).
Cette audace lui sera fatale. De toutes parts, son œuvre est dénoncée, et sa chute s’annonce inéluctable; en 1913, à la veille du grand carnage mondial, les Annales de philosophie chrétienne sont mises à l’index et Laberthonnière reçoit l’interdiction absolue de publier quoi que ce soit. La condamnation ne sera jamais levée. Désormais, le théologien-éducateur n’écrira plus que pour la postérité. Sa vie s’achève tristement le 6 octobre 1932.
Essence de la théologie de Laberthonnière
Lucien Laberthonnière est un théologien profondément atypique; il puise son inspiration aux sources d’un catholicisme très hétéroclite: Jean de la Croix, Bérulle et Maine de Birancharpentent l’ossature de son œuvre. Plus essentiellement c’est Augustin, le fameux Père de l’Eglise africain, qui oriente sa plume: pour un homme, il est question de croire pour comprendre et non l’inverse.
Laberthonnière est un ébranleur spirituel attaché à la dénonciation des idoles, fussent-elles intouchables; le travail de Descartes est certes immense, mais il doit être renversé car il est illégitime de distinguer la théologie de la philosophie. Naturellement inviscérées l’une en l’autre, toutes deux visent à déchiffrer le sens de l’existence.
Un nouveau rapport à Dieu et à l’Eglise
Laberthonnière s’est acharné à désaxer le christianisme de sa ligne scolastique desséchée; depuis l’époque médiévale, la froide logique abstraite l’a progressivement atrophié enobstruant son essence originaire… qui est de l’ordre du cœur. Ainsi, «Dieu est vérité, mais il n’est vérité que parce qu’il est bonté» (Le problème religieux).
De même, la quête du vrai est intrinsèquement liée à celle de l’éthique; autrement dit, la consistance intellectuelle du christianisme se désagrègeà mesure que le cœur s’éclipse. Si Laberthonnière accorde à la logique et à l’intuition affective une certaine aptitude en matière d’investigation métaphysique, il rappelle qu’elles se perdent fatalement dans le mystère:Dieu est certes connaissable, mais il demeure incompréhensible.
Refonder l’éducation sur de nouveaux postulats
L’œuvre de Laberthonnière puise une large part de sa singularité des réflexions qu’elle comporte sur le thème de l’éducation. En cette matière, le théologien de l’Oratoire s’attache à briser de nouvelles idoles, ainsi qu’à y dénoncer les quelques processus délétères qui sont à l’œuvre: l’autorité de l’enseignant ne constitue pas une évidence allant de factode soi. Il devrait désormais être temps de considérer la double signification potentielle du terme; on distinguera dès lors l’autorité asservissante de l’autorité au-service de. Laberthonnière conclut que l’autorité véritable ne peut être que celle qui se subordonne à ceux qui lui sont soumis; celle-là seule est libératrice, que ce soit dans le système éducatif ou dans l’Eglise.
Symétriquement, il est nécessaire de distinguer l’obéissance servile de l’obéissance libre; dans le premier cas obéir c’est subir, dans le second c’est accepter. L’éducateur veillera donc à susciter cette dernière forme d’obéissance chez son élève. Pour ce faire, il veillera à ne pas inspirer la crainte sans le respect, pour que ce respect amène la confiance, et la confiance amène l’acceptation.
Quelques citations intéressantes
«Dieu se fait tout à tous pour que chacun se fasse tout à lui» (le réalisme chrétien et l’idéalisme grec)
«Constantin a fait de l’Eglise un Empire, Saint Thomas en a fait un système et Saint Ignace une police» (Œuvres)
«La théologie est la science humaine des choses divines» (Le problème religieux)
«L’éternité n’est pas, hors du temps, ce qui était avant le temps et ce qui sera après. Ainsi conçue, elle ne serait toujours que du temps» (le réalisme chrétien et l’idéalisme grec)
«L’enfant a besoin d’être défendu contre lui-même, il a besoin qu’on l’aide à se conquérir» (Théorie de l’éducation)
Pierre-André Bizien.
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