Entretien - Mgr Jacques Ahiwa. L'exégèse, les quatre sens de l'Ecriture, l'Evangile de Jean

Milkipress- La notion d'exégèse est-elle réductible à un commentaire savant des Écritures? Comment, en une ou deux phrases, pourrait-on définir une bonne exégèse?

 

Mgr Jacques Ahiwa - Le mot exégèse vient du grec exêgêsis qui veut dire interprétation. Le Petit Robert (éd. 2019) le définit comme l’« interprétation philologique, historique ou doctrinale d’un texte dont le sens, la portée sont obscurs ou sujet à discussion ». L’exégèse renvoie donc à l’étude scientifique et critique des textes anciens dont le texte biblique. C’est pourquoi elle fait appel à des méthodes parmi lesquelles on peut citer la méthode historico-critique, l’analyse rhétorique, l’analyse narrative et l’analyse sémiotique. De ce point de vue, la notion d’exégèse pourrait être réservée à une élite. La bonne exégèse est celle qui allie le bon usage des méthodes d’approche du texte pour en faire ressortir la bonne signification et la foi de l’Église. La Commission Biblique Pontificale l’avait bien signifié en ces termes : « Dans leur travail d’interprétation, les exégètes catholiques ne doivent jamais oublier que ce qu’ils interprètent est la Parole de Dieu. Leur tâche commune n’est pas terminée lorsqu’ils ont distinguées les sources, défini les formes ou expliqué les procédés littéraires. Le but de leur travail n’est atteint que lorsqu’ils ont éclairé le sens du texte biblique comme parole actuelle de Dieu » . Mais au-delà de l’étude scientifique, chaque chrétien peut se familiariser à la lecture de la Bible avec l’appui de sa foi, et en tirer en première lecture quelques éléments de compréhension avec un peu d’attention à l’agencement du texte.

 

 

Milkipress- Le théologien Henri de Lubac évoquait les quatre sens de l'Écriture. Qu'en pensez-vous? Y en a-t-il d'autres? 

 

Mgr Jacques Ahiwa - La théorie des quatre sens de l’Écriture dont parle l’éminent théologien Henri de Lubac remonte aux Pères de l’Église en ce qui concerne la tradition chrétienne. Mais elle était aussi bien en usage dans l’exégèse juive. 1) Le sens littéral est le sens premier qui se dégage du texte après l’étude littéraire. Il se rapporte au sens que l’auteur a voulu donné à son texte. 2) Le sens spirituel se rapporte à l’annonce du kérygme et donc à la signification nouvelle que prend le texte à la lumière du mystère pascal du Christ. 3) Le sens topologique renvoie à l’application du texte au vécu chrétien, ses implications pour la vie du chrétien, son caractère moral. 4) Le sens anagogique se réfère au message eschatologique du texte. Il concerne la vie future. Avec ces quatre sens, l’exégèse est capable d’offrir à l’Église toute la substance du texte sacré en ses diverses dimensions. Aujourd’hui il y a des propositions de lectures du texte biblique telles que la lecture psychologiste, féministe. Mais ces lectures qui projettent sur le texte un regard bien restrictif, portent le grand risque d’orienter la compréhension du texte dans une seule direction ou de le faire comprendre sous une seule facette pour servir certaines causes. Toutefois, la parole de Dieu ne se laisse barricader dans courants particularistes ; elle est inclusive et ouverte, toujours en dépassement.

 


Milkipress - Vous êtes spécialiste du corpus johannique; qu’offre-t-il de spécifique au lecteur par rapport aux synoptiques? La question du mal y est-elle abordée?

 

Mgr Jacques Ahiwa - C’est un fait bien admis dans le monde de la recherche biblique que l’évangile de Jean est distinct de celui des synoptiques, du moins du point de vue de la forme. C’est le dernier évangile en date. Contrairement aux synoptiques, le langage johannique est fortement marqué par le symbolisme qui convoque un double niveau de compréhension du texte. Il a recours aux formes littéraires telles que le dualisme, le malentendu et l’ironie.


On remarque chez les synoptiques que le ministère de Jésus se compose d’une succession d’événements, de miracles, de rencontres qui le conduisent de Galilée à Jérusalem où il sera condamné et cloué sur la croix pour ensuite ressusciter le troisième jour. Tout cela tient en une année. Chez le rédacteur johannique par contre, on constate une sorte de relecture des événements de la vie de Jésus pour leur donner une signification plus profonde. Le ministère de Jésus est beaucoup plus mouvementé avec la mention de trois pâques à Jérusalem (Jn 2,13 ; 6,4 ; 11,55), la dernière l’ayant conduit à sa condamnation et à sa mort sur la croix. La pâque étant une fête de pèlerinage annuel, le ministère de Jésus se serait alors probablement déroulé sur trois ans. Il y a bien d’autres fêtes telles que la fête anonyme de Jn 5,1 qui occasionne une montée à Jérusalem, la fête des Tentes (Jn 7,2), la fête de la Dédicace du Temple (Jn 10,22).


L’une des grandes particularités du rédacteur johannique est le recours aux discours. On peut relever : l’entretien avec Nicodème (Jn 3,1-21) ; le discours sur le pouvoir du Fils (Jn 5,19-46) ; le discours sur le pain de vie (Jn 6,22-59) ; l’enseignement durant la fête des Tentes (Jn 7,11-36) ; le discours au Temple (Jn 8,12-59) ; la parabole du berger (Jn 10) ; le discours aux grecs (Jn 12,20-36) ; les discours d’adieu (Jn 14 – 16). Toutes ces grandes méditations hautement théologiques qui abordent des sujets essentiels de la révélation chrétienne sont absentes des synoptiques.


Jean a aussi fait preuve d’originalité en construisant autour des miracles une théologie à travers la notion du « signe » pour leur donner une orientation herméneutique particulière bien relevée à la fin du récit de la noce de Cana : « Tel fut, à Cana de Galilée, le commencement des signes de Jésus. Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (Jn 2,11). Dans la conclusion de l’évangile, la même finalité des signes est reprise : « Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas rapportés dans ce livre. Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jn 20,30-31). Il apparaît donc que toute l’œuvre du rédacteur johannique est au service de la révélation de la filiation divine de Jésus pour susciter la foi chez les disciples en vue de leur accès à la vie divine.


L’évangile de Jean n’ignore pas non plus les grandes et graves questions qui préoccupent les hommes, dont celle du mal, du rapport entre le péché et la maladie auquel il réserve un traitement particulier et novateur. Les deux grands récits de Jn 5 (la guérison de l’infirme à la piscine de Bethesda) et Jn 9 (la guérison de l’aveugle-né) posent directement la question. En Jn 5,14, après la guérison de l’infirme, Jésus le rencontre de nouveau dans le temple et lui dit : « Te voilà bien portant : ne pèche plus de peur qu’il ne t’arrive pire encore ». Cette interpellation sous-entend clairement un rapport de cause à effet entre le péché et la maladie. Dans le long discours qui suit, Jésus expose en tant que Fils du Père ses prérogatives divine de donner la vie et de faire vivre les morts. En Jn 9, la question est plus directe. Face à l’aveugle de naissance, la question des disciples à Jésus est de savoir lequel des parents ou de l’aveugle à commis le péché qui a provoqué ce mal (9,2). Mais contre toute attente, Jésus rejette toute responsabilité de péché comme cause du mal. Pour lui cette situation est pour que les œuvres de Dieu se manifestent dans la personne du malade. C’est à cela qu’il faut travailler (9,3-5). Dans le propos de Jésus, il y a un déplacement de perspective. Il ne s’agit plus de chercher l’auteur d’un péché, ni de voir dans le mal la conséquence d’un péché quelconque, mais plutôt de travailler pour que les œuvres de Dieu se manifestent dans la vie du malade, c’est-à-dire, d’œuvrer à sa guérison non seulement physique mais aussi spirituelle. Tout le récit suggère cette interprétation. Ce devait être une grande révolution pour les gens du temps de Jésus, et ce l’est aussi pour nous aujourd’hui.
Ce sont tous ces aspects, et bien d’autres, qui font la grande richesse théologique et la particularité du quatrième évangile.

 


 

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