Le 22 septembre 1980, Saddam Hussein déclenche une vaste offensive contre l’Iran voisin. Cette agression est l’acte fondateur d’une guerre du Golfe originelle – les deux suivantes eurent lieu en 1991 et 2003, impliquant directement les Etats-Unis. Entre l’Iran et l’Irak, l’intensité de l’horreur guerrière dépassa de très loin ce qui adviendra par la suite face aux USA : l’utilisation d’armes chimiques interdites et l’emploi massif d’enfants-soldats lors de vagues d’assauts-suicides reflète le jusqu’au-boutisme des deux belligérants.
Songeons, entre autres crimes, l’envoi d’enfants-suicides iraniens pour déminer manuellement les zones piégées par l’Irak. Durant sept ans et onze mois, un face à face frénétique oppose le chef laïque de l’Etat irakien à l’ayatollah Khomeiny, guide suprême de la révolution islamique iranienne.
Causes du conflit
Le différend frontalier lié au Chatt al-Arab, estuaire réunissant le Tigre et l’Euphrate, ainsi que (parfois minoré) le soutien actif de Téhéran à la rébellion kurde en Irak, ont directement participé à l’action d’éclat du raïs. Notons aussi, en toile de fond, le soudain climat de déstabilisation religieuse lié à la révolution islamique d’Iran, au cœur d’un Orient relativement "laïcisé". Les moyens déployés sont colossaux. Plus de 10 000 blindés (dont une moitié de chars), 4 000 pièces d'artillerie et un millier d'aéronefs sont engagés tout au long du conflit. Certains évoqueront la dernière guerre totale du XXe siècle, à mille lieues morales des frappes "chirurgicales" à venir dans la région. De fait, malgré l’illusion d’optique médiatique, l’écart mortifère entre ces deux modalités martiales est conséquent.
Moyens mobilisés
Sur place, l'effort de guerre irakien est soutenu par les pétromonarchies du Golfe anti-chiites (l'Arabie saoudite consent à prêter 60 milliards de dollars, et le Koweït 15 milliards). Parallèlement, les belligérants entament une guerre économique. A défaut de l’emporter de manière décisive sur le champ de bataille, malgré les millions de morts, ils s’attaquent à leurs installations pétrolières respectives, atout-maître de leurs finances. Qu’on en juge : à la veille du conflit, les deux pays exportent quelques 4 millions de barils/jour, soit 17% des ventes de l’OPEP. Cependant, les répercussions du sabotage mutuel dépassent leurs frontières respectives, et poussent la communauté internationale à intervenir.
Enfin, fait curieux, le retour à une guerre de tranchées digne de la Première guerre mondiale contraste furieusement avec la modernité du matériel utilisé : avions de chasse dernier cri type Mirage F-1, MiG-21, F-14 Tomcat, hélicoptères de combat Gazelle, chars de bataille T-72 notamment.
Aussi, l’importance du renseignement se révèle un facteur décisif. Sur ce point, Saddam Hussein est chanceux : l’Irak parvient à s’emparer d’une machine automatique Crypto-52, capable de décoder les messages iraniens, et ainsi anticiper de nombreuses offensives ennemies… Mieux encore, la CIA exploite des images satellites à son profit. Pour autant, cet avantage réel est-t-il suffisant ?
Baptême du sang pour les enfants-soldats
Fondé par un décret de l’ayatollah Khomeiny en mai 1979, le contingent des Pasdaran, littéralement « le Corps des Gardiens de la révolution », incarne une milice religieuse au service du pouvoir. Son rôle principal est de briser les mouvements autonomistes ou séparatistes à travers le pays, et de contrebalancer le pouvoir de l’armée régulière – jugée peu fiable par le guide suprême. On puise une grande partie de ces combattants parmi le Bassidj, force paramilitaire créée la même année : elle-même ponctionne des milliers de jeunes adolescents au gré des offensives.
Le recrutement est possible dès 12 ans. Promis à une mort certaine, les élus s’engagent pour de multiples raisons. Le mysticisme fanatique depuis peu réactivé au profit d’un islam métanationaliste se conjugue aux miasmes d’un patriotisme aveugle, particulièrement virulent dans les masses adolescentes, âge des idéaux absolus. Détail macabre : avant chaque assaut, les jeunes combattants se voient remettre une clé dorée en plastique, censée leur ouvrir directement la porte du paradis.
Samir fut l’un d’entre eux :
Je n’étais qu’un petit garçon qui voulait s’amuser avec des armes. Quand on m’en a donné une vraie, je crois que c’était le plus beau jour de ma vie (…) Nous étions une arme très importante pour l’armée, parce que nous n’avions pas peur. Certains d’entre nous étaient armés de mitraillettes, d’autres de simples grenades, d’autres, enfin, ne portaient tout simplement pas d’armes. Nous avons capturé de nombreuses positions ennemies en effrayant les Irakiens par nos cris, nos hurlements et notre détermination» (témoignage in : Pierre Razoux, la guerre Iran-Irak, Perrin, 2013)
Le culte des martyrs, particulièrement présent dans le chiisme, associé à l’absence de scrupules de la part du clergé en place, a fortement favorisé l’hécatombe qui faucha près de 80 000 enfants-soldats iraniens. Si l’Irak a également eu recours à de jeunes soldats, ce fut dans une mesure bien moindre, et surtout concentrée sur les derniers mois de la guerre.
Le trafic pétrolier est pris en otage
En chamboulant le bon déroulement du trafic pétrolier dans le Golfe, l’Iran et l’Irak se privent d’importantes devises et, par effet mécanique, déstabilisent l’économie mondiale. De fait, déjà durement touché par le deuxième choc pétrolier dû à la révolution iranienne de 1979 (le baril passe cette année-là de 17 à 43 dollars), le marché doit donc faire face à un nouveau défi: les problèmes d’approvisionnement.
40 à 50% de l’or noir brut commercialisé dans le monde transite quotidiennement par le détroit d’Ormuz, débouché naturel du Golfe arabo-persique ; les attaques récurrentes de pétroliers dans la zone par les belligérants parasitent son bon fonctionnement. Les Occidentaux, affolés, se précipitent dans le Golfe pour escorter les supertankers ; leur forte dépendance au précieux hydrocarbure les y contraint. Seul Bagdad trouvera une parade adaptée pour pallier à cette privation soudaine :
Les dirigeants irakiens ont compensé l’arrêt des exportations du Golfe par la construction d’oléoducs ou le doublement de ceux existants sur les territoires de la Turquie et de l’Arabie saoudite. En revanche, l’Iran, dépendant du détroit d’Ormuz, a été particulièrement affecté par les attaques aériennes irakiennes contre le terminal de Kharg » (Paul Balta, Le conflit Irak-Iran, Documentation française, 1989)
Projet 858
Le service de renseignement de l’armée irakienne donnera les outils nécessaires à Saddam Hussein pour contenir le rouleau compresseur iranien. De fait, comme nous l’avons indiqué plus haut, suite à la défection d’un officier iranien négociant sa fuite vers Bagdad en remettant une machine de décryptage, les irakiens sont désormais en mesure d’anticiper les offensives ennemies.
Détail notable : bien que le service de transmissions iranien décide subitement de changer de machine au cours de la guerre (Crypto-52 puis T-450), l’aide inespérée du KGB et le concours notable de spécialistes yougoslaves permettra de casser les nouveaux codes. L’opération, baptisée « Projet 858 », mobilisera 2 500 analystes, linguistes et techniciens tout au long du conflit. Toutefois, le système comporte une faille majeure. En effet, contrairement à l’armée régulière, les Pasdaran transmettent leurs ordres par voie manuscrite, ce qui rend caduc cet attribut lorsque ces derniers sont à la manœuvre.
Les analystes irakiens bénéficieront d’images satellites fournies par le Kremlin, Washington, et Paris (le satellite commercial français Spot servira de relai). Certaines de ces informations influenceront directement le cours des évènements, impliquant au passage un lourd questionnement moral :
La CIA renseignait l'Irak sur des préparatifs d'offensives iraniennes pendant le conflit, sachant pertinemment que Bagdad y répondrait par des attaques à l'arme chimique, révèle le magazine Foreign Policy (…) Les troupes de Saddam Hussein anéantissent ainsi le projet d'attaque en lançant en avril 1988 une vaste offensive, appuyée par des bombardements d'agents chimiques, sur la péninsule de Fao » (Le Figaro, 27/08/2013)
Attaques chimiques
L’un des symboles forts du conflit réside dans l’utilisation répétée d’armes chimiques, pourtant interdites par le protocole de Genève de 1925. Son impact psychologique est considérable. Le régime baassiste irakien recoure sporadiquement à ces « armes spéciales », comme il les nomme avec euphémisme, indifféremment contre les troupes iraniennes ou la minorité locale kurde, quand celle-ci est suspectée de collusion avec l’ennemi. Une ville martyre deviendra l’emblème de cette brutalité : Halabja.
Située dans les hauts plateaux du Kurdistan irakien, la cité abrite deux des plus grands barrages hydroélectriques du pays, ce qui en fait un lieu hautement stratégique. Pendant le conflit, Téhéran s’empare de la localité. Saddam Hussein, pris au dépourvu, réagit violemment : il charge son cousin Ali Hassan al-Majid, chef des services de renseignements et proconsul pour le Kurdistan, de régler le problème par le sang. Ce dernier eut donc "carte blanche" intégrale, et attrapera ainsi le surnom macabre d'« Ali le chimique ». Le détail du massacre a pu être reconstitué :
Le 16 mars 1988, en début de matinée, une dizaine de MiG-23 survolent Halabja à très basse altitude, larguant des bidons de napalm qui enflamment une partie de la ville et dressent autour d’elle des murailles de feu. Plusieurs Pilatus surgissent dans la foulée et répendent un cocktail mortel d’agents chimiques mêlant ypérite, phosgène et gaz neurotoxiques tabun et sarin. L’artillerie se déchaîne ensuite pendant plusieurs heures, achevant le carnage (…) Le bilan de ce massacre, qui fait toujours débat aujourd’hui, oscillera entre 3 000 et 5 000 morts et près de 10 000 blessés » (Pierre Razoux, la guerre Iran-Irak, Perrin, 2013).
Détail paradoxal : l’Iran, de son côté, ne fait pas usage de ces armes non conventionnelles, qu’elle affirme juger contraires aux préceptes du Coran, et allant à l’encontre de la doctrine opérationnelle des gardiens de la révolution.
Un bilan humain et matériel catastrophique
Le 20 aout 1988, un cessez-le-feu entre officiellement en vigueur le long du front et met fin à la guerre. Les deux pays sont à genoux. L'ayatolah Khomeiny, la mort dans l’âme, se résout à accepter les termes d’un accord de paix dont la décision a été, selon ses termes, « plus douloureuse et mortelle qu'avaler une coupe de poison ». En outre, le bilan humain de l’hécatombe est considérable : quelques 680 000 morts et disparus (85% des tués ont été des combattants), 1,82 millions de blessés et mutilés. L’Iran paiera un plus lourd tribut que son adversaire. Enfin, le coût financier de la guerre fut exorbitant : 1 100 milliards de dollars.
Jérémie Dardy
Pour aller plus loin
Paul Balta, Le conflit Irak-Iran, Documentation française, 1989
Myriam Benraad, l’Irak – Idées reçues, Le Cavalier bleu, 2010
Jean-Michel Cadiot, Quand l’Irak entra en guerre, L’Harmattan, 1989
Bernard Hourcade, Géopolitique de l’Iran, Armand Collin, 2010
Olivier Hubac, Irak – Une guerre mondiale de 1980 à nos jours, La Martinière, 2006
Mohammad-Reza Djalili et Thierry Kellner, Histoire de l’Iran contemporain, Repères La Découverte, 2010
Pierre Razoux, la guerre Iran-Irak, Perrin, 2013
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