Erreurs et limites du discours de Fatou Diome sur ''les Blancs''

En quelques jours, Fatou Diome est devenue la vedette du tout Paris. Le 24 avril 2015, sur le plateau de Ce soir ou jamais, la romancière franco-sénégalaise a exprimé sa colère contre les gouvernements européens et "les Blancs", indistinctement ramassés en une masse d'oppresseurs et d'ignorants dégénérés. Emportée par sa brillante éloquence, l'invitée a développé un discours au lourd impensé racialiste contre l'homme blanc, éternel salaud de l'histoire, fléau ontologique de l'humanité. Un positionnement classique, s'inscrivant sur une ligne tiers-mondiste traditionnelle depuis le milieu du XXe siècle. Pourquoi, dès lors, une si explosive résonnance sur le net et les réseaux sociaux? 

 

Des approximations et des contre-vérités assénées sur le ton de l'injonction

 

Pendant de longues minutes, face à un public étonnement bienveillant, Fatou Diome s'est abandonnée à un exercice des plus inattendus: l'accusation raciale et civilisationnelle. Rien de moins. Animée par une fougue et un ressentiment profond, elle s'est abandonnée à une série d'injonctions et de contre-vérités importantes sur les rapports entre l'Europe et l'Afrique. Abordant le cas de la tragédie des boat-people africains en Méditerranée, la romancière s'est mise à accuser les "Blancs" de toutes les fourberies imaginables. Attachons-nous aux chiffres :

 

137 000 migrants ont traversé la Méditerranée lors du premier semestre 2015. De janvier à juin 2015, 1897 migrants ont péri pendant la traversée (dont 1308 au mois d'avril).

 

La situation est dramatique. Madame Diome a donc choisi ses coupables. Les Européens en général et les Blancs en particulier. Alors qu'elle a elle-même reçu la nationalité française et qu'elle bénéficie rigoureusement des mêmes droits que ses compatriotes à peau claire, elle s'est acharnée à scander: "vos pays", "vos universités", "vos", "vos", "vos"... Le discours subliminal éclatait à chaque strophe: "vous, les Blancs, peureux, frileux, ingrats, salauds, riches, puissants; nous les Noirs, vos victimes éternelles". Un positionnement idéologique pour le moins confortable et "essentialiste", selon la sémantique du moment. 

 

Les gens-là qui meurent sur les plages ; et je mesure mes mots, si c’était des blancs [inflexion de ton haineuse], la terre entière serait en train de trembler ; ce sont des noirs et des arabes ; alors eux quand ils meurent ça coûte moins cher »

 

Entrons, puisqu'il le faut, dans ce pénible comparatisme racial: que signifie donc cette affirmation? Que l'Occident accorderait davantage d'importance à la vie de l'homme blanc qu'à celle de l'homme noir? En ce cas, madame Diome peut-elle expliquer la disparité criante de traitement de la misère entre territoires périurbains et zones rurales françaises? Par quelle magie se ferait-il, si son postulat était fondé, qu'un pays ouvertement raciste accorde si peu d'assistance financières aux pauvres blancs des campagnes et inversement tant de subsides aux populations d'origine extra-européenne de Colombes ou de Sarcelles? Par quelle magie, lorsqu'un homme noir se fait pousser d'une rame de metro parisienne par une poignée de beaufs racistes, cela fait-il la une des journaux et une affaire d'Etat, tandis que les agressions quotidiennes de jeunes "blancs" par des agresseurs "noirs" dans les rues (revendiquées crânement jusque sur les ondes de la bande FM) sont pudiquement traitées sous angle social? Soudain, quelle obscénité que d'utiliser ces mots: Noir et Blanc...

 

Deux poids deux mesure, n'est-il pas? Notre romancière arguera sans doute que cela n'a "rien à voir", bien entendu... ce serait bien embêtant que ça "ait à voir", effectivement. Pourtant, Fatou Diome ne se prive pas de recourir à l'empirisme, au doigt mouillé, à son vécu personnel pour dessiner la réalité; dès lors, pourquoi ne permettrait-elle pas à autrui de faire de même, d'exprimer un vécu autre que celui qu'elle connaît? La vérité est que ce type de comparatisme racial est odieux, qu'il soit instrumentalisé par le Blanc ou par le Noir. Non, l'homme d'Occident n'est pas plus fourbe ou plus méchant que l'homme africain. Il faut sortir des petites contines subliminales et des images d'épinal: l'éternel Blanc et son casque de colon face à l'humble Noir oppressé (dans ses oeuvres précédentes, la romancière a pourtant su décrire l'incomplétude mutuelle de l'Afrique et de l'Europe, notamment dans "La préférence nationale")... La "fin de l'histoire" est une lubie: la considérer ainsi comme statufiée relève de l'ignorance, ou de la stratégie morale. Les réalités d'hier ne sont plus celles d'aujourd'hui, les salauds non plus, les cartes ont été rebattues. Manifestement, cela dérange certains nostalgiques. 

 

On attend qu’ils meurent d’abord »

 

Toute à ses approximations, Fatou Diome déclare soudain que les migrants qui périssent en méditerranée sont en réalité victimes... de l'Europe, ou des Blancs, on ne sait pas trop. Balayant d'un revers de manche les innombrables sauvetages pratiqués jour après jour au large des côtes italiennes et grecques, la passionnaria laisse accroire volontairement que les naufragés sont au fond tués par l'Occident. De passeurs, de vétusté des embarcations, de passagers ne sachant pas nager embarquant sans gilet de sauvetage, d'absence totale de conditions de sécurité et de surcharge des bateaux, il n'est ici évidemment pas question: l'Europe est coupable, intégralement, point à la ligne.

 

 

S'il est effectivement urgent de sauver un maximum de ces personnes en perdition et que l'Union européenne pourrait largement faire mieux en ce domaine (ici effectivement l'ancien programme Mare Nostrum était efficient), madame Diome gagnerait à s'informer en parallèle de la situation des migrants qui essaient de gagner les côtes indonésiennes et australiennes à l'autre bout du monde: non, décidément, la "forteresse européenne" ne tourne pas casaque face à la tragédie, contrairement à d'autres territoires.

 

Le story-telling de Fatou Diome abuse les consciences peu averties des réalités internationales: comment peut-on sérieusement asséner des leçons de solidarité à l'Union Européenne, certes largement perfectible, mais jusqu'à ce jour espace le plus avancé de la planète en ce domaine? Sécurité sociale, droits de l'homme, système redistributif, santé, éducation... Où en est donc le reste du monde, et l'Afrique en particulier? Bien entendu, on l'exposera encore et encore, les malheurs du continent noir résultent de l'Europe et de ses populations repues, assoiffées de desseins machiavéliques. Un jour, il faudra cesser d'infantiliser les Africains en les rendant irresponsables, tels d'éternels mineurs, de tout ce qui leur arrive. Le discours "dominant-dominé" ne génère que de la frustration, des clichés et de la bêtise. Voir des salauds là où il y a des défis (comme celui de la tragédie des migrants) c'est se condamner à faire perdre son temps à tout le monde. 

 

Ne soyons pas angélistes, bien entendu: souvent, les firmes occidentales qui s'installent en Afrique se comportent comme dans un gigantesque Far-West (suivant ainsi les standards éthiques locaux, malheureusement). On pense avec inquiétude au projet ferroviaire pharaonique de monsieur Bolloré sur le continent (la fortune de l'industriel breton dépasse d'ailleurs le PIB annuel du Bénin: 11 milliards d'euros contre 7,8 milliards). Et pourtant, le co-développement est une réalité tangible. Chaque année, des groupes européens comme l'AFD (Agence Française de Développement) accomplissent des miracles sur place, trop souvent réduits à néant par les édiles et pouvoirs locaux. La mauvaise gouvernance et la corruption gangrène tout. En 2014, la corruption des élites béninoises a privé les populations locales des bénéfices d'un programme de développement hollandais ambitieux; écoeurés par les détournements de leur argent, les décisionnaires européens ont donc interrompu leur financement. Sur cette réalité de fond, comment peut-on sérieusement déclarer tout à trac:

 

Vous avez besoin qu’on reste dominés pour servir de débouchés à l’industrie européenne »

 

Le blanc suce le sang du noir, c'est bien connu, tout comme le juif suçait jadis le sang de l'Europe. CQFD. N'entrons pas en zone Godwin pour autant, ce serait excéder l'impensé de madame Diome. Cependant, rappelons à notre concitoyenne quelques réalités sur son pays: les travailleurs français sont loin de vivre comme des nababs dans leurs champs et leurs usines. Le chômage endémique et les innombrables plans sociaux qu'ils subissent devraient lui faire mesurer certains propos lâchés à l'emporte pièce. Madame Diome s'est-elle déjà vue proposer de refaire sa vie en Roumanie pour conserver son emploi? A-t-elle idée du quotidien d'un manutentionnaire ou d'un pompiste du Cantal? Celui d'un ouvrier agricole, ou d'une vendeuse de supermarché à Drancy ?  Dans quel monde vit madame Diomé pour croire que l'homme européen est invariablement riche et prospère? De qui se moque-t-elle lorsqu'elle ose déclarer:

 

On ne voit pas le mouvement des Européens allant vers les autres pays ; alors celui-là c’est le mouvement des puissants, ceux qui ont l’argent, ceux qui ont le bon passeport »

 

Limites d'une réflexion

 

La part la plus faible du discours de Fatou Diome concerne son analyse de la mondialisation et l'impact économique de l'immigration en Europe:

 

On est dans une société de la mondialisation où un Indien gagne sa vie à Dakar, où un Dakarois gagne sa vie à New-York, un Gabonais gagne sa vie à Paris ; que ça vous plaise ou non c’est irréversible, alors trouvons une solution collective ou bien déménagez d’Europe parce que j’ai l’intention de rester »

 

On mesurera l'idiotie d'une telle réplique: derrière le chapelet d'évidences éculées sur la mondialisation qu'elle pense faire découvrir à ses interlocuteurs, notre écrivaine enjoint tranquillement un monsieur à vider les lieux. Bien entendu, nous sommes ici dans le registre de l'humour, mais un humour qui sent la menace, sinon l'avertissement. Ici, l'invitée se met à prophétiser. Elle menace son interlocuteur Blanc de graves malheurs si l'Europe n'ouvre pas ses portes à des personnes qui veulent s'y installer, quel que soit leur nombre ou leurs projets. Nous sommes clairement dans la menace, l'avertissement apocalyptique: soit vous faites ce qu'on vous demande, soit vous périrez. Triste manière de débattre, et surtout de convaincre... 

 

Comme chacun sait, la mondialisation ultra-libérale et dérégulée a fait des ravages dans d'innombrables pays depuis trente ans. Benoîtement, Fatou Diome en fait un phénomène "irréversible" et demande que les exportations humaines soient accueillies sans questionnement ni régulation aucune au sein de sociétés à l'équilibre fragile: madame Diome semble ignorer que l'Europe est en crise, que l'intégration a été jusqu'ici difficile, et que l'accueil de centaines milliers de personnes ne se gère pas comme une livraison de packs de bières. Une personne, ça se respecte, ça ne s'accumule pas dans des placards ou sous des ponts; nous sommes évidemment partisans, pour la plupart d'entre nous, d'un accueil optimal et heureux de tout étranger potentiel, d'un codéveloppement harmonieux entre les peuples, d'un métissage généreux des populations et des cultures, mais l'idiotie, la menace et la naïveté sans borne n'ont jamais fait de bonnes politiques. 

 

Rappelons pourtant la valeur de la pensée originelle de Fatou Diome, grande artiste, sans doute une personne amenée à de nouveaux combats pour la justice... et qui les mènera à bien, de par son talent indiscutable. En espérant qu'elle sera, alors, un peu mieux inspirée. En nous attelant à la critique de son discours, nous avons peut-être excédé notre projet initial et mordu sur la personne. Que le lecteur comprenne que Fatou Diome est loin d'être réductible aux propos discutables qu'elle a tenu lors de cette soirée du 24 avril 2015... et que l'article qu'il vient de lire est lui aussi perfectible. 

 

 

 

Oeuvre littéraire de Fatou Diome

 

-La Préférence nationale, recueil de nouvelles, 2001, édition Présence Africaine


-Le Ventre de l'Atlantique, roman, éditions Anne Carrière, 2003, éditions Le Livre de poche


-Les Loups de l’Atlantique, nouvelles, 2002, Dans le recueil : Étonnants Voyageurs. Nouvelles Voix d’Afrique


-Kétala, roman, 2006, Éditions Flammarion


-Inassouvies, nos vies, roman, 2008, Éditions Flammarion


-Le vieil homme sur la barque, récit (illustrations de Titouan Lamazou), Naïve, 2010


-Celles qui attendent, roman, 2010, Éditions Flammarion


-Mauve, récit, 2010, Éditions Flammarion


-Impossible de grandir, roman, 2013, Editions Flammarion.

 

 

 

 

 

 


 

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