Le Moyen Age, un millénaire à réhabiliter

 

Le Moyen Âge fascine, il passionne. Par dessus tout, il fait fantasmer. Objet de mépris récurrent, il fait rire et il fait peur. Aussi est-il encore trop souvent réduit à une sorte de millénaire morbide et sanguinolent, conformément aux leçons d'une vieille propagande laïcarde et datée. Si le petit monde universitaire a su faire un sort à ce radotage idéologique, le grand public ne semble toujours pas avoir pris la mesure des fables dont on l'a fait souper...

 

En son temps, Régine Pernoud avait tenté de nous dévisser les paupières avec un vigoureux petit essai justicier: "Pour en finir avec le Moyen Âge" (1977). Peine perdue, on s'était rendormis.

 

Obscurantisme: voici le mot-totem que l'on associe mécaniquement à la période... Terme réducteur, témoignant de l'ignorance profonde du sujet en question. Dans l'imaginaire collectif, le Moyen Âge est donc statutairement destiné à concentrer tous les maux immaginables: on le condamne avant même l'avoir jugé.

 

D'ailleurs, peut-on sérieusement réduire dix siècles d'histoire (Ve-XVe siècle) à une vulgaire ère d'archaïsme dont la brillante Renaissance serait sortie toute casquée, spontanément? Soyons au moins sérieux, à défaut d'être exacts... 

 

 

Quelques mythes au cuir épais

 

-Première légende: la Renaissance a tout inventé, elle a d'elle-même ressuscité les grands auteurs antiques en se détournant du totalitarisme clérical.

 

Combien de fois faudra-t-il le rappeler: le Moyen Âge n'a eu de cesse, au coeur des monastères et des abbayes, de conserver, de transmettre les grands textes de l'antiquité gréco-latine. Aussi, comment passer à côté du fait que la théologie scolastique médiévale prend directement sa source dans la lecture renouvelée d'Aristote? De même, toute la hiérarchie de l'Eglise catholique médiévale est calquée sur le modèle romain antique. Le fait est que le Moyen Âge a recueilli le legs culturel de l'Antiquité au sein de noyaux géographiquement dispersés, et que la germination s'est accomplie au rythme lent d'un univers en pleine recomposition (la civilisation médiévale n'est autre qu'un métissage brutal de la latinité antique et des barbaries germaniques, sous enveloppe christo-païenne).

 

Agacé par le mythe du XVIe siècle humaniste, l'historien Jacques Le Goff plaide, en 1984, pour l'abandon de la césure traditionnelle Moyen Âge/Renaissance. A la place de cette coupure arbitraire, il propose une alternative assez décoiffante: considérer un long Moyen Âge qui s'étendrait chronologiquement jusqu'au... XIXe siècle!

 

-Deuxième légende: l'univers médiéval est saturé de religion morbide

 

Tout l'univers paillard des fabliaux, cet océan d'hédonisme joyeux, savoureusement anticlérical... c'est le Moyen Âge quotidien qui en est l'auteur, le théâtre et le public captivé. Non pas la Renaissance, époque paradoxale où les bûchers vont se multiplier.

 

Nous appréhendons trop souvent le Moyen Âge sous le prisme des textes légaux et normatifs qui le structurent; le quotidien réel était autrement moins sinistre, moins pudibond. Par ailleurs, l'instauration de la Réforme Grégorienne au XIe siècle nous dit assez dans quel climat d'insouciance l'Eglise réelle végétait alors.

 

Enfin, rappelons que l'Eglise médiévale n'a eu de cesse de limiter la culture guerrière des hommes du temps: ainsi, en 1139, le deuxième concile du Latran interdit l'usage de l'arbalète; aussi, l'Eglise a su agir en multipliant sur le calendrier les périodes chômées, interdites aux combats. Dans cette perspective, son emprise sur la société pouvait être jugée providentielle!

 

-Troisième légende: le droit de cuissage, un grand classique

 

D'après nos petits catéchismes contemporains, le seigneur usait d'une toute-puissance écrasante sur ses gueux, jusque sous la couette. La nuit de noce de ses sujets aurait en réalité toujours été la sienne... Aussi appelé droit de culage, cet énième excès de tyrannie du suzerain aurait de quoi nous glacer les sangs... Cependant, il s'agit d'un mythe, ici encore. En réalité, les futurs mariés devaient s'acquitter d'un impôt spécial au bénéfice de leur sire. Une sorte de taxe locale pour célébrer leur union sur les terres de leur protecteur.

L'historien Jacques Heers précise:

 

Plusieurs recherches rigoureuses furent menées sur le sujet, conduisant à des conclusions toutes différentes et ne retenant que l'aspect financier d'une taxe sur le mariage des serfs (...) mais ces travaux ne sont jamais repris par les livres de large diffusion" (Le Moyen Âge, une imposture)

 

Parallèlement, il est tout aussi excessif de laisser croire que les seigneurs et l'Eglise accaparaient toutes les terres; en dépit des multiples lourdeurs fiscales, on pouvait constater une très grande prolifération de l'alleu (propriété paysanne libre de sujétion économique).

 

L'Eglise, une institution au service de l'asservissement de l'homme?

 

De nos jours, l'image que nous renvoie l'Eglise d'alors est très négative. Elle souffre toujours d'une réputation excécrable. Reléguée au rang d'institution archaïque plongeant le peuple dans la superstition et le sang. L'empêchant d'avancer, d'aller de l'avant, notamment par le biais de son terrifiant tribunal ecclésiastique: l'Inquisition! Un terme sinistre qui fait encore trembler de les consciences délicates de nos jours. Certes l'Eglise a toujours eu ses torts, elle possède un lourd passif. Cependant, la réduire à ce climat de morbidité tient de la farce grasse.

 

N'en déplaise à Jules Ferry, les premières écoles gratuites sont instituées sous l'impulsion du clergé médiéval. Un véritable tournant historique dans le secteur de l'éducation s'opère alors. C'est l'avènement d'un progrès social au stade embryonnaire. Ceux qui accusent l'Eglise d'avoir voulu laisser le peuple croupir dans l'ignorance se trompent lourdement, prisonniers qu'ils sont d'un autre catéchisme. Elle a au contraire offert à l'Europe l'opportunité de s'instruire, d'étudier: l'invention des grandes universités lui est largement attribuable. Notre fière Sorbonne ne tire-t-elle pas son nom de Robert de Sorbon, prêtre et confesseur du roi Louis IX?

 

François Icher, historien des compagnonnages, nous précise:

 

Aussi pour les aider à payer leur études universitaires, quelques mécènes commencent à ouvrir des pensions où les jeunes garçons sont nourris et logés collégialement: ce sont les premiers collèges, comme celui créé en 1257 à Paris par Robert de Sorbon" (La société médiévale, codes, rituels et symboles).

 

L'Eglise n'est donc pas uniquement cette machine de mort que de nombreuses personnes fantasment encore. C'est une institution indéniablement complexe à considérer sous tous les angles.

 

Le Moyen Âge, dix siècles de stagnation sociétale?

 

Depuis l'enseignement des hussards noirs, le Moyen Age n'est crédité d'aucune invention. Mille ans d'immobilité cauchemardesque... Sans pour autant balayer d'un revers de main la part des stagnations bien réelles, faisons une fois de plus justice au Moyen Age. Ces dix siècles furent en réalité les témoins  de nombreuses inventions de tous ordres, parmi lesquelles:

 

-l'imprimerie, inventée par Gutenberg au XVe siècle.

 

-les progrès en optique, qui permettent l'apparition des premières lunettes

 

-la nouvelle utilisation du moulin à eau

 

-la culture fourragère

 

-l'élevage intensif

 

-la naissance de l'industrie textile

 

On observe également le développement fascinant des arts roman et gothique. Au-delà de tout cela, le Moyen Âge demeure un réservoir inépuisable de traditions folkloriques, la corne d'abondance à laquelle le romantisme a puisé tout son génie. C'est l'ère-témoin d'une France décentralisée, régionaliste, multilingue, pleine de micro-cultures éparpillées.

 

Malgré les pestes, malgré les famines, malgré le fer et le feu, le Moyen Âge a su tenir son rang avec les très faibles moyens dont il disposait. ne tombons donc pas dans le piège du stéréotype historique... Ainsi nous éviterons l'adoubement par le "seigneur-cliché", et ne terminerons pas comme le "chevalier poncif"!

 

 

Jérémie Dardy 

 

 

 

 

 

 

 


 

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