Les cardinaux africains

Un pape africain, noir comme la laque. Beaucoup d’entre nous l’ont fébrilement pétri, ce rêve audacieux. Les catholiques français, tout particulièrement. Jusqu’aux derniers instants du conclave de cette année 2013, les consciences labellisées progressistes espéraient tendrement. Un espoir vaporeux planait dans l’air, romantique et généreux. Un pape noir, comme l’assurait le spécialiste Bernard Lecomte, « ça aurait de la gueule ». Un évêque de Rome subsaharien, pense-t-on un peu mécaniquement, ce serait une révolution prophétique, un Vatican III personnifié, une résurrection de Lazare contemporaine…

Reconnaissons-le, nos imaginaires ont légèrement surchauffé. Avons-nous au moins pris la peine de considérer les personnalités respectives de nos cardinaux de prédilection ? N’avons-nous pas quelque peu poétisé une sorte de personnalité collective, nantie d’une couleur providentielle, aux vertus thaumaturges ? Oui, nous avons rêvé d’un Obama d’image pieuse, du grand démocrate universel. Notre mauvaise conscience occidentale a cru à l’imminence d’un salut immanent. Un pape noir pour blanchir notre linge collectif… Il fallait y penser, ce que nous avons fait, gauchement, humainement. La magie de la race, malheureusement, encore et toujours.


La puissance du symbole, arguera-t-on sans doute, et à raison. Oui, incontestablement, l’élection d’un pape noir aurait eu la dimension d’un signe évangélique, et nous devons tous en convenir. Mais, encore une fois, doit-on choisir quelqu’un pour ce qu’il représente abstraitement ou plutôt pour ce qu’il vaut concrètement ? Devant cette question très frontale, la réalité surgit brutalement, austère et décevante : aujourd’hui, en 2013, la plupart des cardinaux africains sont des conservateurs, au sens le plus sinistre du terme. Globalement, leur rapport aux grandes questions de société est conflictuel, réprobateur et pharisien. Vis-à-vis de l’homosexualité, leur position n’est pas contrastée, ni complexe : elle est hostile, violente et simpliste. Concernant la question délicate de l’avortement, oreilles bouchées, haine massive, condamnations pavloviennes…

Bien entendu, leurs convictions respectives divergent sur tel ou tel point, mais il serait malhonnête de nier cette tendance à la rugosité confessionnelle, qui fait leur partage. Les véritables héritiers de Bossuet, ce sont eux, ces cardinaux africains au génie si sévère. Bernard Lecomte, encore lui, a prévenu :   « Si le jour de l’élection du pape, toutes les couvertures de presse montrent un pape noir, attention aux fausses impressions. Le lendemain, tout le monde s’apercevra qu’il s’agit d’un conservateur ». Nous ne réfuterons pas le gourou des arcanes du Vatican. Il serait cependant bien léger de s’arrêter à ces considérations apéritives ; sur un certain nombre d’aspects, les cardinaux africains subvertissent les normes un peu roides de l’Eglise romaine : leur sociabilité, souvent radicale, contraste avec leur rigueur dogmatique. Le cas du sud-africain Wilfrid Napier est très éloquent.

Souvent, leur prestance est plus ouverte, plus avenante que chez leurs homologues de la vieille Europe. Leur rapport aux fidèles n’est pas aussi guindé que sous nos contrées septentrionales, et dès lors, la proximité filiale qu’exige l’Evangile entre croyants est souvent mieux respectée qu’ailleurs. Ne sombrons pas cependant dans l’essentialisme,  dans les grandes fresques panoramiques qui malmènent la complexité du réel. Plus concrètement, tentons d’approcher le secret de quelques-unes de ces grandes figures africaines. Ecoutons ce qu’ils disent, lisons ce qu’ils écrivent, au-delà des symboles et des notices aseptisées.


Peter Turkson (64 ans):


Cardinal Ghanéen, président du conseil pontifical « Justice et Paix », c’est l’enfant terrible de la Curie. Visage aimable, sourire facétieux, regard rieur... Derrière son dynamisme et ses gentilles manières, Turkson est un prélat éminemment polémique. En cause, son rapport à l’islam, à la question homosexuelle (et par extension à l’Occident).

Le 15 octobre 2012, au cours du synode sur la nouvelle évangélisation à Rome, il provoque un scandale au sein même de l’Eglise en diffusant une vidéo alarmiste, laquelle évoque l’avancée menaçante de l’islam en Europe. A l’heure où le dialogue entre religions constitue l’une des priorités majeures pour l’Eglise, le choix de ce cardinal au conclave aurait pu s’avérer problématique. Notons cependant que Turkson avait pris la peine de s’excuser à la suite du scandale. D’autre part, son rapport au judaïsme est nettement plus rassurant, comme lorsqu’il déclare : « Le christianisme ne peut être conçu sans le judaïsme. Ce n’est pas seulement parce que Jésus était juif et que tout provient des lieux de l’histoire juive, mais aussi parce que le christianisme s’exprime par le langage de cette culture »… ou encore « Jésus ne peut pas être compris si vous le séparez de sa judéité ».


Nettement plus ambiguës, ses positions sur l’homosexualité, qu’il assimile implicitement à une maladie occidentale. Selon lui en effet, les sociétés traditionnelles africaines seraient à l’abri de l’homosexualité. Ce phénomène serait dès lors une spécificité de l’Occident, coupable d’ « impérialisme culturel ». La théorie du choc des civilisations n’est décidément pas loin. A vrai dire, on se demande comment un tel homme pourrait revêtir avec sérieux la charge universelle du pontificat. Un cardinal à suivre, quoi qu’il en soit.


Wilfrid Fox Napier (72 ans) :


L’archevêque de Durban (Afrique du Sud) est un homme d’Eglise atypique. Franciscain, très aimable, sociable et accessible, c’est un véritable twitter addict. Moderne, « connecté », il n’en reste pas moins très pugnace sur les thématiques litigieuses traditionnelles. Il s’exprime volontiers au sein des médias, en défendant quasi systématiquement les vues traditionnelles de la curie. Son visage plein de bonté, son charisme incontestable ne l’empêchent pas de se laisser régulièrement enfermer dans des polémiques embarrassantes : dernièrement, au cours d’une émission de radio, il s’est fait grossièrement piéger par un présentateur sur la problématique pédophile. Manifestement de bonne foi, Napier s’est empêtré dans des explications alambiquées, qui ont paru dédouaner les auteurs d’attouchements sur les enfants.

En réalité, le cardinal tentait d’expliquer que le rôle de l’Eglise n’est pas de juger les hommes, quand bien même leurs actes seraient gravissimes : c’est à la justice que revient ce devoir, que ce soit sur la question pédophile ou sur une autre. Selon lui, la pédophilie est une maladie plutôt qu’un crime, et dès lors, il s’agit de soigner plutôt que de punir : «Si je me fonde sur ma propre expérience, la pédophilie est en fait une maladie. Ce n'est pas un état criminel, c'est une maladie». Un peu plus tard, sur twitter, il précisera son propos : « La pédophilie doit être soignée. Ce qui doit être puni, c’est le crime d’abuser un enfant ». Précisons que ce n’est pas la première fois que Napier est inquiété sur la question. Il est notamment accusé d’avoir couvert des prêtres pédophiles dans le passé. L’argument majeur qu’il utilise pour justifier l’attitude de l’Eglise face à la pédophilie réside en ce constat : étant donné le caractère intime d’un tel sévice, c’est à la victime que doit exclusivement revenir le choix de la dénonciation à la police, et certainement pas à l’Eglise.    


Autre thématique brûlante, la question du sida : Napier, ici encore, suit l’Eglise officielle en rejetant l’usage du préservatif. Il justifie sa position en affirmant que le pays d’Afrique où le préservatif se distribue traditionnellement le plus est aussi le pays le plus touché par le sida, à savoir l’Afrique du Sud. 
En vérité, Napier ne se résume pas à ces déclarations controversées. Très engagé politiquement en faveur des pauvres, il sillonne les bidonvilles, critique ouvertement le gouvernement Zuma pour son injustice foncière. Aussi s’élève-t-il contre les divisions raciales qui gangrènent son pays. Il dénonce par ailleurs la paupérisation nouvelle des populations blanches, de plus en plus victimes d’un « apartheid inversé ». 


Robert Sarah (67 ans)


Sarah est un cardinal Guinéen qui fut en son temps le plus jeune évêque du monde (à 34 ans). L’exemplarité de son courage est souvent soulignée : en effet, durant la dictature marxiste de Sékou Touré, Sarah fut à la tête d’une des Eglises d’Afrique qui souffrirent le plus. Il n’hésita pas à mettre en jeu sa vie durant de nombreuses années, fidèle en cela aux chrétiens des premiers âges. Depuis 2010, Sarah préside le Conseil pontifical Cor Unum. Spirituellement, il est l’un des plus profonds hommes d’Eglise africains. On lui doit notamment ces quelques citations : 


« L’homme n’est grand que quand il se met à genoux devant Dieu »


« Un prophète, qu’est-ce que c’est : c’est quelqu’un qui oriente les hommes vers le futur, mais le futur est toujours enraciné dans l’histoire »


« La gloire de Dieu c’est la gloire de l’homme et la gloire de l’homme c’est la gloire de Dieu ; et donc en défendant l’homme nous ne faisons que glorifier Dieu »


« La racine de l’homme c’est Dieu »


Question dogmes et traditions, Sarah ne se distingue pas vraiment de ses pairs. Ainsi lorsqu’il fustige la « décadence morale » de l’Occident.


Théodore-Adrien Sarr (76 ans)


Sarr est un cardinal Sénégalais francophone, d’origine animiste, archevêque de Dakar depuis 13 ans. Il a longtemps enseigné le latin et le grec. Son enseignement spirituel peut être ramené à ces quelques fondements : le baptême ne suffit pas. On devient chrétien progressivement, pas d’un seul coup. La foi en un Dieu unique et créateur est primordiale, mais ne suffit pas non plus. Il faut parvenir au Dieu Trinité, et se faire chrétien en permanence.

Musulmans et catholiques sont appelés à vivre « dans l’amour et l’estime mutuels ». L’engagement social concret envers les pauvres est capital. Sarr est un grand partisan du dialogue islamo-chrétien. Il refuse de parler de fondamentalisme musulman au Sénégal et est hostile au victimisme chrétien. Il regrette le regard misérabiliste européen sur l’Afrique, continent pourtant plein de vitalité et de joie. Au-delà des polémiques qui entourent l’image de Monseigneur Lefebvre, Sarr tient à souligner qu’il a « accompli, il faut le reconnaître, une œuvre missionnaire remarquable ».


Voici quelques-unes de ses citations :


« Nous, membres des jeunes Eglises, les chrétiens des jeunes Eglises, nous sommes encore des néophytes, en apprentissage de la vie évangélique. Nous apprenons à être chrétiens »


« Nous les jeunes Eglises, nous avons quelque chose à apporter aux Eglises plus anciennes, ne serait-ce que la jeunesse et la fraîcheur de la foi, l’enthousiasme de ceux qui découvrent la foi chrétienne »


« Au Sénégal, tout le monde croit en Dieu »


« Le dieu de mes ancêtres sérères, je le rejoins pleinement, c’est le Dieu de l’Ancien Testament. Pour moi mes ancêtres sérères croyaient en Dieu créateur : non seulement Dieu existe, mais il est créateur ».


Laurent Monsengwo Pasinya (73 ans)


Ce cardinal d’aspect sévère est jugé trop politique par ses pairs pour devenir pape un jour. Trop engagé dans les affaires congolaises, il n’est pas assez « universel ». Cependant, il a un don exceptionnel pour les langues : il en parle 14 ! Sa personnalité manque quelque peu de charisme. Ses sermons sont réputés monotones et linéaires. Lui aussi pose un regard critique sur l’Occident :  « Dans les pays développés, les pays du Nord, encore que ça ne soit pas tout à fait dans les mêmes proportions, on est dans une crise de culture (…) Quel nouveau langage faut-il trouver pour parler du bon Dieu, pour parler du Dieu de Jésus-Christ à des personnes qui ne se posent même plus cette question ? » (Interview Kto). Mais aussi : « L’Europe baignait dans une culture qui était chrétienne, maintenant, cette culture n’existe pas dans la même mesure, et donc on a l’impression que l’on parle à des personnes qui n’écoutent pas beaucoup ».

Pasinya affirme que le plus grand problème auquel doit faire face l’Eglise, ce n’est pas tant l’athéisme que « la situation de mal-croyance des gens ». Il soutient que la sécularisation est un problème qui se pose désormais à l’intérieur même de l’Eglise. C’est bien l’héritage de Vatican II qui est ici visé.


John Olorufemi Onaiyekan (69 ans)


Ce cardinal nigérian est l’un des plus grands représentants du dialogue islamo-chrétien en Afrique. Sa décontraction, sa proximité relationnelle avec les fidèles contrastent avec les raideurs de nombre de ses pairs. Point très positif, Onaiyekan est l’un des rares prélats catholiques à déclarer sans complexe qu’il faut parler davantage du sida dans l’Eglise. Aussi refuse-t-il de lier le VIH à des types de comportements sexuels particuliers : le véritable responsable du sida, c’est avant tout la misère et la pauvreté. « Qui que vous soyez, vous êtes précieux aux yeux de Dieu » : lépreux, séropositif, malade, peu importe… chacun est à l’image de Dieu.

Ses propos visent souvent juste sur les thématiques sensibles, tout en conservant une saveur optimiste et rassurante : « Parfois les organisations religieuses ont pu être partiellement responsables quant au fait de stigmatiser ; donc si nous sommes responsables, nous avons dès lors l’opportunité d’inverser cela ». Les avancées remarquables qu’il a su impulser sur la question du dialogue islamo-chrétien lui ont valu le Prix de la Paix 2012 Pax Christi International. Sans relâche, il refuse l’engrenage des violences confessionnelles qui gangrènent son pays d’origine, le Nigeria.

Par ailleurs, il affirme que le vrai Jihad est un effort intérieur, semblable aux vraies croisades chrétiennes, tout aussi pacifiques. A la question « Mahomet est-il un vrai prophète », il répond que oui, tout du moins si l’on prend en considération qu’il existe de nombreux types de prophètes : beaucoup de simples hommes sont des prophètes en ce monde. Les musulmans « font partie de ma famille », clame-t-il souvent ; « Ce que nous partageons avec tous les autres êtres humains est bien plus important que nos traits spécifiques ».


Francis Arinze (80 ans)


Francis Arinze est un cardinal à part. Désormais trop âgé pour devenir pape un jour, il est pourtant l’un des hommes d’Eglise africains les plus charismatiques. Son humour débordant, ses élucubrations désopilantes contrastent avec l’intransigeance significative de ses positions théologiques. Il est cependant hostile au retour de la messe tridentine. Son conseil pratique à tous les chrétiens : lire la Bible quinze minutes par jour.

 


    Pierre-André Bizien

 

 


 

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