La guerre du Chaco (1932-1935) - massacre fratricide en Amérique du Sud

 

Le 18 juillet 1932, la Bolivie déclare la guerre au Paraguay. L’enjeu des hostilités est une vaste plaine semi-désertique de 600 000 km², située au pied des Andes : on la baptise « Chaco ». Pourquoi disputer cette zone aride et hostile ? Car on pense qu’elle serait pleine de pétrole.

 

Cette hypothèse ravive subitement les tensions entre les deux pays, déjà englués dans une guerre larvée depuis le milieu des années 1920. L’affrontement armé éclate. En toile de fond, deux compagnies pétrolières étrangères (l’américaine Standard Oil Company of New Jersey et l’anglo-hollandaise Royal Dutch Shell) se livrent une guerre par procuration pour s’approprier l’or noir supposé de la localité… en réalité quasi inexistant.

 

Statistiquement, ce sera l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire mondiale : un combattant sur quatre périra. A titre de comparaison, « seul » un soldat mobilisé sur huit trouva la mort pendant la Première Guerre mondiale (1914-1918). Pour autant, comme le souligne le politologue américain Bruce Farcau, « peu de guerres ont été aussi inutiles que la guerre du Chaco » (The Chaco War : Bolivia and Paraguay, 1996).

 

Fait particulièrement singulier : l’enclavement du théâtre des opérations. Aucun axe routier majeur ne relie l’immensité de l’espace vierge à La Paz et Asunción ; le manque cruel de voies de communication génère de nombreuses difficultés logistiques. On part combattre dans les limbes, la mort est prise de cours. Sur place, les troupes sont décimées par la végétation mortifère, les animaux sauvages et les tribus indigènes : 10% des individus portés disparus dans cet enfer verdâtre furent dévorées par des pumas, des caïmans, et des Indiens anthropophages. Ultime épreuve, la rareté des points d’eau consommable. Isolés sans ravitaillement substantiel, les soldats meurent de soif.

 

Revenons en amont de la catastrophe : à la veille du conflit, le recrutement forcé de jeunes indigènes dans le camp bolivien provoque une épidémie de désertions. Les Quechuas et Aymaras, formant l’essentiel des forces de La Paz, se mutilent volontairement dans l’espoir d’éviter l’enrôlement ; la majorité se tire une balle dans la main gauche, d’où leur surnom de « izquierdista » (gauchiste).

 

Par la suite, ceux-ci feront de piètres combattants en raison de leur faible motivation, et de leur inaccoutumance au climat étouffant du Chaco : de fait, ils sont au contraire habitués aux rigueurs de l’altiplano (climat sec et froid). Malgré ce handicap originel, l’armée bolivienne semble être en mesure d’écraser son adversaire ; elle est mieux équipée, et commandée par le général allemand Hans Kundt, vétéran de la Grande Guerre. « Emparons-nous du Chaco à coups de balai ! », crie-t-on avec orgueil du côté de La Paz. Cependant, l’opiniâtreté du Paraguay va bousculer le destin. Un destin plongeant ses racines loin dans le temps.

 

 

Les origines du conflit 

 

 

A l’aube du XIXème siècle, l’empire colonial espagnol est en pleine déliquescence. Dans ce contexte mouvementé, le Paraguay et la Bolivie s’affranchissent de la tutelle de Madrid ; ils acquièrent l’indépendance respectivement en 1811 et en 1825. Les deux nations sont ensuite progressivement dépossédées de leurs terres au profit de leurs voisins (Brésil, Argentine, Chili…). La guerre de la Triple Alliance (1864-1870) et la guerre du Pacifique (1879-1883) illustrent cette réalité. Triste record : en l’espace d’un siècle, la Bolivie perd près de la moitié de son territoire (1 274 000 km²), ainsi que son unique accès à la mer.

 

Pour pallier à la perte de son littoral, La Paz envisage de prendre pied sur la rive occidentale du fleuve Paraguay ; l’objectif est de jouir d’un accès permanent à l’Atlantique via l’estuaire de La Plata. Asunción s’oppose au projet, et pour cause. Le Chaco, point de passage obligé, appartient de facto aux deux Etats, et le Paraguay n’entend pas céder sa souveraineté à cet endroit. Les tensions montent alors d’un cran. Simultanément, d’autres facteurs aggravent la situation : la guerre civile au Paraguay (1922), la crise de 1929, l’imprécision des frontières héritée de l’époque coloniale, et enfin, comme on l’a vu précédemment, la présence supposée d’hydrocarbures. Méthodologiquement, il s’agit de bien distinguer élément déclencheur et causes profondes. Les multiples accords bilatéraux ne suffisent pas. La guerre éclate.  

 

 

Fortin de Boquerón  

 

 

Dès 1906, la Bolivie érige un puissant réseau de fortins dans l’Ouest du Chaco. Par mesure préventive, le Paraguay construit à son tour des places fortes dans la partie orientale. Ces fortins seront le théâtre d’affrontements sanglants entre les deux armées.

« La guerre commença par un coup de poing de l’armée bolivienne : l’occupation, au début de l’année, des trois fortins paraguayens de Boquerón, Corrales et Toledo. Asunción, ne voulant pas croire à l’épreuve de force, attendit de longues semaines avant de mobiliser ses troupes » (Christian Rudel, La Bolivie, 2006).

En septembre 1932, l’armée paraguayenne entame la reconquête de Boquerón. Les assaillants, plus nombreux, brisent sans difficulté majeure les défenses boliviennes. Cette première grande bataille s’achève par une large victoire d’Asunción et fait officiellement 3 738 victimes (tués, blessés et disparus).

 

 

Les mennonites, un allié improbable

 

 

Fait curieux, l’effort de guerre paraguayen fut soutenu par les mennonites. Ces colons protestants germanophones, récemment implantés dans le no man’s land (ils s’y établissent à partir de 1928), ont quitté le Canada pour vivre ici selon leurs coutumes champêtres ; la loi 514, adoptée à Asunción lors de la session parlementaire de 1921, leur accorde le respect du pacifisme religieux. Reconnaissants envers leur nouveau pays d’accueil, certains migrants n’hésitent donc pas à s’engager corps et âme dans le conflit ; en particulier la colonie de Fernheim.

Cette collaboration s’exprimera – entre autres – à travers un contrat de ravitaillement signé en janvier 1933 avec l’armée paraguayenne ; il engage la communauté mennonite à fournir des vivres (du pain), un appui logistique (leurs charriots sont particulièrement utiles lors de la saison des pluies sur les pistes embourbées) et une assistance sanitaire (évacuation des blessés, hôpitaux de campagnes, etc.). Cette aide sera décisive.  

 

 

Les tribus indigènes prises entre deux feux

 

 

Les tribus indigènes sont elles aussi mises à contribution. Eclaireurs, soutien logistique, enrôlements volontaires ou forcés… et surtout prostitution des femmes. Victimes collatérales du conflit, celles-ci endurèrent la furie des soldats de chaque camp. L’ethnie indienne Niwaklé en gardera un souvenir douloureux :

 

"Les Paraguayens ne pouvaient pas voir nos femmes. Ils devenaient fous. Comme des chiens en chaleur ils se jetaient sur elles. Les pauvres ! C’est pour cela que le nom de palavai nuu, « paraguayens chiens », leur est depuis resté" (Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, 2007)

 

Paradoxe édifiant : le Paraguay, dont la population est majoritairement issue de l’ethnie amérindienne guarani, stigmatisera allègrement les Indiens boliviens lors du conflit ; on les qualifiera de sauvages sous le terme générique de Guaykuru. C’est une réalité historique que l’on remarque rarement : la déshumanisation de l’autre est souvent plus vive entre cousins qu’entre étrangers lointains.

 

Sursaut bolivien

 

Après une série de revers militaires cinglants - Campo Vial (décembre 1933), Picuiba (décembre 1934) - la Bolivie est acculée. Elle est  alors contrainte de se replier sur son propre territoire. Le Paraguay, conquérant, occupe désormais une partie des états boliviens de Santa Cruz et de Tarija. La Paz est sommée de réagir. Elle nomme le major German Busch - un jeune chef charismatique - pour défendre le sol national. Sous sa conduite, les troupes boliviennes parviennent à repousser l’envahisseur de l’Est (victoire de Villa Montes).    

 

Dénouement tragique

 

Le 12 juillet 1935, un traité de cessation des combats entre en vigueur. Le Paraguay, vainqueur, gagne 120 000 km². Le conflit - le plus meurtrier d'Amérique du Sud du XXe siècle – a fait quelques 100 000 morts. Aujourd’hui en Europe et dans le monde, quasiment personne ne sait que cette guerre terrible a eu lieu : comme le note Erich Fisbach, « il s’agit également de l’un des conflits de ce siècle qui a eu le moins de répercussions dans la presse mondiale – sans doute parce qu’il se déroulait entre deux pays de peu de poids sur l’échiquier mondial » (La Bolivie, 2001). Il faudra attendre 2009 pour que les deux pays mettent définitivement fin au litige territorial qui les opposait depuis… 74 ans.

 

Jérémie Dardy

 

 

Pour aller plus loin

 

Oscar Javier Barrera Aguilera, La guerra del Chaco como desafío al panamericanismo, Editorial Académica Española, 2014

Capucine Boidin, Luc Capdevila, Nicolas Richard, Les guerres du Paraguay aux XIXe et XXe siècles, Colibris, 2007

Alejandro de Quesada, The Chaco War 1932-35: South America's greatest modern conflict, Osprey Publishing, 2011

Bruce Farcau, The Chaco War : Bolivia and Paraguay, 1932-1935, Praeger, 1996

Erich Fisbach, La Bolivie, Editions du temps, 2001

Enrique Ipiña Melgar, La duda del caminante, Ediciones Vinculos, 2011

Roberto Querejazu Calvo, Historia de la Guerra del Chaco, Librería Editorial Juventud, 1990

Christian Rudel, La Bolivie, Karthala, 2006

Edgar Stoesz, Like a Mustard Seed, Mennonites in Paraguay, Herald Pr, 2008

Pierre Vayssière, L’Amérique latine de 1890 à nos jours, Hachette Supérieur, 2006

 


 

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