L'ère du babouvisme sociétal

 

L'arborescence polémique du "mariage pour tous" poursuit son cours tortueux. Depuis la fin de l'année 2012, le gouvernement socialiste a entrepris d'audacieuses batailles idéologiques, autour des droits gays et de l'égalité des sexes. Cependant, la noblesse émotionnelle des consciences mobilisées fut d'emblée associée à des erreurs d'analyse sociétales; dès lors, une suite heurtée de manifestations et de contre-manifestations inconciliables, et l'érection de deux clans idéologiques foncièrement divisés.

 

Cette oeuvre de division fut involontairement provoquée par le gouvernement qui, d'une part, n'a pas su mesurer l'ampleur des problèmes éthico-philosophiques posés par l'initiative, et qui, d'autre part, a opté pour une guerre eschatologique des valeurs: en assimilant inconsidérément la cause du mariage gay au combat du "progressisme contre la réaction", de la "modernité contre l'archaïsme", l'Elysée a maladroitement engendré le pire: la défiance généralisée d'une large portion de la population, qui s'est sentie insultée et caricaturée par ses propres gouvernants.

 

De fait, la majorité socialiste a opté pour la stratégie de l'amalgame, en s'appuyant sur la présence de groupuscules extrêmement régressifs au sein des manifestations contre le mariage gay (les intégristes catholiques de Civitas, leurs cousins de Saint Nicolas du Chardonnet...) pour incriminer l'ensemble. Une stratégie diamétralement opposée aux valeurs que la gauche prétend communément défendre. Aussi, des personnalités telles que Lionel Jospin (PS) et Simone Veil se sont elles-mêmes positionnées contre le projet de la loi Taubira, interdisant de fait d'assimiler l'hostilité au mariage pour tous à une entreprise catholique droitière et homophobe. Intrinsèquement malhonnête et diffamatoire, cette stratégie de l'amalgame se décline en premier lieu dans le champ linguistique:

 

ainsi, Manuel Valls évoquant comiquement un "tea party à la française" (JDD), ou le climat "nauséabond" des années 30; ainsi, la ministre Christiane Taubira s'énervant violemment au parlement et instrumentalisant théâtralement l'histoire de l'esclavage pour tenter de diaboliser les opposants au mariage gay (30 janvier 2013); ainsi, le député PS Bernard Roman dénonçant une "nébuleuse réactionnaire", un "mouvement ultra-conservateur" (Le Monde, 07/02/2014); ainsi, Bruno Leroux allant jusqu'à parler d' "esprit factieux".

 

Cette agressivité officielle et assumée de la majorité a profondément attisé la fracture idéologique qui travaille le pays. Le gotha médiatico-journalistique a quant à lui redoublé la charge (Pierre Bergé évoquant le 17 mars 2013 dans un tweet le scénario réjouissant d'une bombe qui exploserait dans le cortège de la manif pour tous; Caroline Fourest affirmant sur LCP que le fait de manifester contre la loi Taubira est nécessairement homophobe (février 2014); le journaliste Gérard Courtois tentant péniblement de démontrer le lien entre la Manif pour tous et les antisémites de Jour de colère (Le Monde 05/02/2014); le sociologue Michel Fize déclarant soudainement son amour pour l'ordre légal et éructant dans une tribune "La loi s'impose à tous!" (Le Monde, 05/02/2014)...

 

Situation objectivement inquiétante: la majorité gouvernementale et la sphère intellectuelle-médiatique verrouillent de concert le débat depuis des mois, en jouant éhontément sur les peurs (les ligues factieuses, les années 30, la dangerosité insigne des familles de la Manif pour tous...). Le président de la République, François Hollande, est quant à lui resté tout à fait respectueux de l'opposition; aucune provocation verbale de sa part. 

 

Plutôt que de désamorcer la crise qui avait largement affecté le climat social en 2013, le gouvernement a brusquement rouvert la plaie dès janvier 2014. Avec les ABCD de l'égalité, le flirt clientéliste LGBTI, la GPA, la PMA, une dictature de l'alphabet parasite le champ intellectuel. A l'heure où chacun attend l'apaisement, on associe à la loi Taubira un escadron de projets de lois familiales visant à libéraliser et à ouvrir la gestation au marché. Soudain, les autorités intellectuelles se mettent à interdire l'emploi du terme "théorie du genre". Soit, l'opposition parlera désormais d'idéologie du genre.

 

Les expérimentations gouvernementales auprès d'enfants scolarisés doivent interroger la conscience publique. Bien entendu, il ne saurait être question de caricaturer quoi que ce soit, mais exerçons, à tout le moins, notre sens critique: comment croire un instant en l'explication gouvernementale du programme des "ABCD de l'égalité"? Le genre enseigné dans les petites écoles dans la simple optique de la lutte contre les stéréotypes sexistes? Soyons sérieux. Comment les études de genre se retrouvent-elles du jour au lendemain au centre d'un champ d'expérimentation sur 600 classes françaises? Comment, après les polémiques acharnées de l'année 2013 relatives au mariage gay, ne pas relier ces petits ateliers ludiques à un programme idéologique plus global et militant, excédant de très loin le champ du scolaire?

 

Le député Hervé Mariton déclare justement:

 

"Le refus de l'idéologie du genre est d'abord le rejet d'une immixtion illégitime du politique ou de l'institution dans l'espace très intime de l'éducation des enfants" (Le Monde 07/02/2014)

 

On se souvient par ailleurs du sursaut salutaire de la gauche lorsque l'ancien président Nicolas Sarkozy avait tenté de faire porter à chaque élève la mémoire d'un petit déporté juif de la Shoah; il s'agissait là aussi de faire barrage à l'intrusion gouvernementale dans le champ scolaire, en pointant des arrières-pensées politiques cachées sous une démarche humaniste.

 

Ce qui devait fatalement arriver arriva: la mise en place des ABCD de l'égalité dans certaines écoles a paniqué de nombreux parents. Du fait de l'ambiguïté native du programme et de son flou sous-jacent, d'inévitables rumeurs ont émergé, et une certaine hystérie s'est installée. Sommé de s'expliquer par la force des choses, le gouvernement reprend alors logiquement la stratégie de la diabolisation: la rumeur, l'extrême droite, Dieudonné, Soral, Hitler... la loi de Godwin employée à plein régime. Ici encore, la stratégie gouvernementale s'avère payante: le détournement de la responsabilité contre un mal factieux d'extrême droite pétrifie le champ intellectuel national, et chacun baisse le nez. L'intimidation morale fonctionne, une fois de plus.

 

La prévarication de l'éthique, la confiscation de la morale publique entre les mains de la majorité pose un réel problème. Conséquence, les nerfs lâchent: dernièrement, le député Henri Guaino a explosé de fureur lors d'une émission télévisée (C à vous, France 5, 03/02/2014). Atterré par l'attitude harcelante du socialiste Jean-Luc Romero, monsieur Guaino a tenté de rappeler son droit intellectuel à ne pas être d'accord avec les positions gouvernementales; devant le redoublement des petites piques geignardes, notre député se lève, tente une ultime explication, et quitte le plateau. Franche attitude, pour le moins rassurante en ces temps de petitesse et de bassesse. Henri Guaino, hostile au mariage pour tous et à l'idéologie du genre, n'a pu se faire entendre dans le respect. Il est donc parti, et fut instantanément servi en pâture à la blogosphère hilare.

 

Nous aurions tort de sourire de cette petite péripétie télévisuelle: elle illustre éloquemment la situation qui est imposée à une partie de la population. La soumission intellectuelle, ou la douche diffamatoire. Le progrès, ou la réaction. La modernité, ou l'archaïsme. Ce climat de pression insidieuse se généralise progressivement, sans qu'il soit pour autant question de parler de totalitarisme. Ainsi apprenons-nous début février que madame Taubira a tenté d'évincer un haut magistrat en raison de son bord politique (François Falletti)... alors même qu'elle revendique depuis des mois l'indépendance de la justice face au pouvoir politique.

 

De son côté, la droite étale sa médiocrité en toute occasion. Incapable de proposer le moindre programme alternatif, sans cohérence, elle a dernièrement tenté de récupérer la manifestation du 2 février 2014. Le gouvernement a stratégiquement reculé sur la loi de la famille en raison de la proximité des municipales. Provoquant l'ire clientéliste des associations LGBT, il a tenu à rassurer le peuple de gauche en assurant que les projets seraient remis sur le tapis un peu plus tard. Qui ne perçoit, ici, l'ampleur du mépris symbolique jeté à la face des manifestants?

 

Voici venus les temps du babouvisme sociétal: on se souvient de Gracchus Babeuf, réclamant l'égalité universelle des salaires quel que soit l'emploi effectué. A partir d'une conception littérale de l'égalité, ce révolutionnaire jusquauboutiste ambitionnait une standardisation hyper-normée de la société. En dépit de tout bon sens, il évidait le majestueux principe d'égalité de toute sa substance. Il est à peine croyable de constater que le gouvernement actuel s'emploie à une entreprise parallèle, cette fois-ci avec le mariage gay et l'idéologie du genre: il s'agit de littéraliser la notion d'égalité, de la chosifier en la réduisant à une sorte de norme aveugle. Babouvisme sociétal: voici le nom de l'idéologie officielle du temps présent.

 

 

Pierre-André Bizien

 

 

 

 

 


 

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