L'Espagne musulmane fut-elle légitimement reconquise par les chrétiens? Al-Andalus, chiffres, victimes

Al-Andalus était-il ce modèle tant vanté de cohabitation entre cultures et religions ? Les communautés juives et chrétiennes d’al-Andalus vivaient-elles en paix avec leurs voisins musulmans ? Les élites arabes prévoyaient-elles d’envahir la France après la conquête de la péninsule ibérique ? Comment la chrétienté triompha-t-elle ?

 

La Reconquista de la péninsule ibérique par les chrétiens après l’invasion musulmane de leur territoire, au VIIIe siècle, débuta presque immédiatement et se conclut en 1492, après plus de 700 ans de colonisation musulmane. 

 

Cette reconquête du territoire fut scandée par de brusques victoires et déroutes, ainsi que de longues périodes de stagnation ; des alliances ponctuelles entre princes chrétiens et musulmans avaient cours. Longtemps, Al-Andalus a enflammé les imaginations romantiques et demeure le symbole d’une éclosion culturelle foisonnante ; on a longtemps perçu l’Espagne musulmane comme le résultat d’une heureuse colonisation, dont il suffisait de montrer les aspects positifs pour conclure les débats. En effet, les trois religions monothéistes y auraient coexisté dans l’harmonie.

 

Cependant, en dépit d’apports philosophiques et scientifiques éminents, certains auteurs affirment que cette période fut caractérisée par l’absence de liberté religieuse et de fortes ségrégations sociales envers les non-musulmans, soumis au statut de dhimmi (“protégé”, norme traduisant l’infériorité juridique, ce qui favorisa l’islamisation des terres conquises). Ce statut poussa de facto de nombreux chrétiens à l’apostasie, puisqu’en demeurant chrétiens, ils passaient derrière tout membre de leur famille qui se convertissait à l’islam (dès lors, pertes d’héritage, etc). Par ailleurs, la pratique massive de l’esclavage dans l’Espagne musulmane met à défaut ce modèle de tolérance entre cultures et religions fantasmé par certains. Sujet d’intense passion, al-Andalus, a acquis au fil des siècles une image qui relève du mythe ; certains y voient un islam éclairé dans un Moyen-Âge obscur tandis que d’autres dénoncent une société inique et intolérante… quid de la réalité ? Aussi, quel rôle jouèrent les croisades dans le déroulement du conflit entre chrétiens et musulmans ?

 

Contexte historique

 

En 711, l’Espagne wisigothique est défaite par quelques milliers de Berbéro-musulmans, conduits par Tariq Ibn Ziyad ; ceux-ci franchissent le futur détroit de Gibraltar et battent le roi Rodéric (Rodrigue) près de Cadix. De nombreux chefs wisigoths abandonnent Rodéric croyant que les musulmans effectuent simplement une razzia. Des territoires chrétiens indépendants subsistent au nord (Pyrénées) et au nord-ouest (Asturies) de l’Espagne.“En accord avec la politique générale du califat, une importante armée arabe, dont l’objectif immédiat était vraisemblablement le pillage, mais qui pouvait préluder à une occupation plus durable, entra en Aquitaine par Pampelune et les Pyrénées occidentales” (Pierre Guichard, Al-Andalous 711-1492). Cette invasion est stoppée plus haut en Gaule franque (bataille dite de Poitiers, en 732).

Les envahisseurs, refoulés, se replient en deçà des Pyrénées. L’historiographie espagnole les désigne comme des maures, c’est-à-dire des Maghrébins. Dans leur conquête de la péninsule ibérique, les conquérants sont aidés par les Juifs; les Wisigoth les persécutaient et leur interdisaient d’édifier des synagogues, de posséder des terres. Ainsi, certains d’entre eux appuyèrent les musulmans, mais jamais de façon déterminante. “La pénétration des Arabes fut aussi favorisée par les conditions qu’ils faisaient aux villes qu’ils investissaient (…) En cas de résistance, toute la population était réduite en esclavage. Des régions entières acceptèrent de se soumettre, libérant les armées arabes pour d’autres conquêtes dans la Péninsule” (Pierre Guichard, Al-Andalous 711-1492).

 

                                                                  [Biographies de familles: Mont des lettres]

 

La dhimma, ou “protection”, entraîne la conversion de nombreux chrétiens

 

En 750, les Abbassides exterminent les Omeyyades de Damas ; le prince Abd-al-Rahman, seul survivant, s’exile à Cordoue, où il se fait proclamer émir en 756. L’émirat omeyyade s’étend de 756 à 929. “Dans les temps qui ont immédiatement suivi la conquête, la chrétienté soumise a constitué une large majorité des habitants de la péninsule Ibérique, mais elle a peu à peu décliné jusqu’à sa totale disparition vers le milieu du XIIe siècle” (in Rafael Sánchez Saus, Les chrétiens dans al-Andalus). De fait, afin de s’affranchir, entre autres, de la dhimma (“protection”), norme fondée sur la doctrine coranique et consacrant l’idée d’une soumission politique et religieuse ainsi que d’une infériorité juridique, la population, dans son immense majorité, embrasse progressivement la foi des vainqueurs ; les “protégés” (dhimmis) doivent s’acquitter d’un impôt spécifique. Par conséquent, au IXe siècle, ils paient un impôt 3,3 fois supérieur à celui des musulmans. Certains chrétiens refusent toutefois cette soumission et, quand ils le peuvent, s’exilent. De la sorte, de nombreux Goths d’Hispanie s’installent en terre franque avec l’appui de Charlemagne.

Peu à peu donc, le visage d’al-Andalus évolue ; la société s’orientalise. Les chrétiens vivant sous domination musulmane sont dénommés mozarabes, de l’arabe musta’rib (“arabisé”) ; ceux-ci subissent un long processus d’acculturation. Ils adoptent lentement des traits caractéristiques de leurs voisins mahométans ; entre autres exemples, citons qu’ils se rendent dans les bains maures (hammams). Selon les estimations, vers le milieu du VIIIe siècle, seuls 10% des habitants de la péninsule ibérique (sur un total de 4 à 7 millions de personnes), sont des musulmans ; un siècle plus tard, ils constituent le double. Au Xe siècle, ils représentent près de la moitié de la population ; au début du XIe siècle, ils atteignent 80%. Enfin, après les grandes persécutions commises par les Almoravides et les Almohades contre les chrétiens et les Juifs, les musulmans représentent 90% des habitants d’al-Andalus. Ces chiffres demeurent débattus.

 

Le soulèvement armé d’Omar ben Hafsun et les “martyrs de Cordoue”

 

Au rebours d’une image d’Épinal de concorde sociale, plusieurs centaines d’insurrections jalonnent l’histoire d’al-Andalus ; étudions deux cas célèbres. Vers 878, une révolte embrase la région de Cordoue ; son meneur est Omar ben Hafsun, un dissident issu d’une famille muladie (chrétiens convertis à l’islam). Il fédère différents mouvements de protestation contre le pouvoir central ; cette insurrection sera la plus importante et la plus difficile à combattre pour les émirs omeyyades. Ses partisans, généralement des mozarabes, vivent dans des zones montagneuses, difficiles d’accès ; lorsqu’Omar se convertit au christianisme (il adopte le nom de Samuel), ses soutiens muladis et berbères l’abandonnent. L’homme s’établit à Bobastro, un camp retranché et fortifié situé en altitude ; de là, il lance des coups de main, attaque les troupes de l’émir et fait la paix avec lui pour la rompre quelques mois plus tard. Sa notoriété dépasse les frontières puisqu’au faîte de sa puissance, l’insoumis suscite l’intérêt des dynasties d’Afrique du Nord (les Fatimide et les Ibadites), hostiles au régime omeyyade.

Cependant, le souverain de Cordoue, Abd al-Rahman III, finit par matter la rébellion ; après la prise de Bobastro, le monarque déclare avoir brisé la “base du polythéisme, la demeure de l’infidélité et du mensonge, la gloire et le refuge de la chrétienté qui s’y abritait et y reprenait des forces” . Le cadavre d’Omar et ceux de deux de ses fils sont crucifiés sur l’une des portes de la ville, exposés à la vue des habitants. Évoquons à présent l’épisode des “martyrs de Cordoue” ; il se déroule également au IXe siècle. L’une des conséquences de l’arabisation et de l’islamisation d’al-Andalus est la raréfaction des communautés mozarabes et leur désorientation culturelle. Dans ces conditions, certains chrétiens, désespérés, se livrent donc publiquement à des manifestations contre l’islam ; les plus récalcitrants profèrent des cris et des insultes contre le prophète de l’islam dans la rue. Ce sera leur dam. “Décapitations et pendaisons se succédèrent, certaines ordonnées par l’émir lui-même qui voulait mettre fin à ces désordres qui troublaient la paix dans Cordoue et d’autres villes” (André Clot, L’Espagne musulmane). Le bilan s’élève à plusieurs centaines de morts.

Le soulèvement prend fin avec la mort du prêtre cordouan Euloge, son principal promoteur. Selon l’historien Rafael Sanchez Saus, le mouvement des “martyrs de Cordoue” est un échec d’un point de vue politique car sa principale conséquence n’a pas été l’affaiblissement du mouvement islamique. Au contraire, soutient-il, ce mouvement a entrainé la division au sein de la hiérarchie et du peuple des chrétiens, qui ont connu un affrontement très sévère entre partisans et détracteurs des martyrs.

 

L’âge d’or d’Al-Andalus

 

En dépit de troubles récurrents, l’Espagne musulmane se distingue par une culture remarquable. “Dans le cours du Xe siècle, Cordoue, capitale des califes omeyyades, rivalise avec la Bagdad des Abbassides : elle achève sa grande mosquée, aussitôt considérée comme un chef-d’oeuvre sans autre exemple (…) Al-Andalus, jusque là province terne et marginale du monde islamique, en devient l’un des foyers les plus brillants, surtout au XIe-XIIe siècle, après que le califat qui lui aura donné le premier élan aura disparu” (cité dans Magazine L’Histoire, Espagne(s), D’Al-Andalus à la crise catalane). L’éclat scientifique est en effet indiscutable ; de grands savants surgissent de cette époque. Citons Avenzoar dans le domaine de la médecine, qui est le premier à avoir pratiqué la trachéotomie, l’alimentation artificielle et à avoir soigné la gale ; son “homologue”, Ibn Wafid, se livre quant à lui à des expériences de fécondation artificielle. Soulignons aussi l’apport du Juif Maimonide, dans le domaine de la philosophie et de la religion ainsi que les travaux d’al-Idrisi en géographie ; ce dernier est le premier auteur d’une description du monde connu.

Malgré cet éclat culturel, les chrétiens grignotent graduellement les territoires sous contrôle musulman ; cette poussée en terre ennemie a pour effet paradoxal de permettre aux chrétiens d’acquérir de nouvelles connaissances dans différents champs. La culture européenne est alors irriguée de cette masse de connaissances qui lui sont transmises par ses propres adversaires ; l’historien André Clot déclare : “Les intellectuels de l’Europe peuvent, pour la première fois, prendre connaissance, autrement que par bribes, des grandes oeuvres de l’Antiquité, Aristote en premier, d’abord par les auteurs et les hommes de sciences arabes qui en sont imprégnés, puis par les traductions latines” (in l’Espagne musulmane).

 

Les royaumes de taifas (1031-1061)

 

Au Xe siècle, en raison de difficultés politiques chroniques, les élites d’al-Andalus enrôlent dans leurs armées des esclaves-soldats “slaves”, en fait d’origine européenne, qui occupent les mêmes fonctions que les Turcs à Bagdad ; lorsque survient le renversement du fils d’Al-Mansur (978-1002), al-Andalus est subitement plongée dans une longue guerre civile (1009-1031). Berbères, “Slaves” (Européens) et Arabes se divisent et se combattent jusqu’à la disparition du califat de Cordoue (929-1031) ; à l’issue de cette confrontation sanglante, un royaume morcelé en taifas (“factions”, en arabe) apparaît. Près d'une vingtaine de pouvoirs autonomes d’importance inégale se partagent le territoire ; ces dynasties s’affrontent continuellement. “Pour se maintenir elles font appel aux princes chrétiens auxquels elles versent des tributs annuels en argent, les parias, à moins qu’elles n’abandonnent leurs possessions lambeau par lambeau. Les parias, qui représentent des sommes importantes, seront une des causes de l’effondrement des taifas” (cité dans André Clot, l’Espagne musulmane).

Curieusement, la rivalité entre souverains des taifas est tout aussi vive dans les domaines littéraire, scientifique et artistique. En outre, les sources arabes fourmillent d’anecdotes horrifiques sur la cruauté de certains seigneurs des taifas ; mentionnons le cas du prince de Séville, Mutamid, qui, afin de réduire à néant l’influence de quelques chefs berbères, les convie dans son hammam et fait murer les sorties. Tous périssent asphyxiés. Parallèlement, la pression chrétienne s’accentue et se fait menaçante ; apeurés et sous la pression populaire, les principaux souverains musulmans, ceux de Séville, de Grenade et de Badajoz, lancent un appel à l’aide au nouveau pouvoir en place dans le Maghreb occidental qu’ils craignent pourtant, celui des Almoravides. Selon l’historien Felipe Maíllo, la population d’al-Andalus était si âprement anti-berbère qu’elle aurait préféré dans sa majorité se soumettre aux chrétiens.

 

L’émirat almoravide (1061-1147) et les croisades

 

Originaires des confins sahariens du domaine de l’islam (dar al-Islam), les Almoravides fédèrent de nombreuses tribus sanhadjas et conquièrent le Maroc actuel et al-Andalus, du royaume de Ghana aux abords de Tolède, voire jusqu’à Saragosse ; c’est la première fois que les Berbères établissent une principauté à cheval sur le Maghreb et al-Andalus, avec une capitale maghrébine. “Fondant Marrakech en 1070, Yusuf ibn Tachfin, chef des Almoravides, reconnaît l’autorité suprême du calife abbasside de Bagdad, dont il obtient en retour la reconnaissance du titre de “prince des musulmans”, créé à son propre usage (…) La force de cette dynastie princière tient au contrôle qu’elle exerce sur les voies africaines de l’or” (in L’Atlas des Empires). Préalablement à leur invasion, les Almoravides diffusent une propagande hostile aux souverains des taifas, ciblant en particulier la perception d’impôts illégaux, arguant rétablir une stricte fiscalité coranique et, dans le même temps, faisant la promotion du djihad. Les nouveaux maîtres d’al-Andalus seront des fanatiques zélés.

Après la prise de Tolède en 1085 par les chrétiens, les Almoravides envahissent al-Andalus ; “la guerre entre chrétiens du nord et musulmans du sud en Espagne perdait dès lors son caractère de “guerre civile” pour s’insérer dans le cadre plus vaste de la lutte de la “Chrétienté” contre l’”Islam”, de la croisade” (cité dans Adeline Rucquoi, Histoire médiévale de la Péninsule ibérique). Rappelons que les Occidentaux lancent huit croisades (1096-1270) et fondent les “États latins d’Orient” sur les rives orientales de la Méditerranée, en même temps que des princes chrétiens organisent la reconquête d’al-Andalus. La péninsule ibérique sert de laboratoire ; de fait, le pape Alexandre II accorde dès 1063 l’indulgence plénière, c’est-à-dire la rémission des pêchés, aux hommes partis livrer combat contre les musulmans en péninsule ibérique. La disposition est renouvelée par Urbain II. Il s’agit de donner à la Reconquista en Espagne la même valeur que celle menée en orient. Au même moment, les Normands d’Italie entament la conquête de la Sicile (1064). Dans ce contexte donc, de nombreux chevaliers européens (français pour la plupart), renforcent les rangs chrétiens dans les combats en Espagne, parfois de manière déterminante ; ce fut le cas en 1147 où, appuyés par des croisés anglais et flamands, les Portugais prirent possession de Lisbonne après un siège de quatre mois.

 

Bataille de Las Navas de Tolosa (1212), tournant majeur de la Reconquête

 

Le déclin de l’élan religieux et guerrier des Almoravides, porte au pouvoir les Almohades ; ceux-ci s’emparent de Marrakech en 1147. En moins de trois décennies, Abd al-Mumin, unifie le Maghreb (actuels Maroc, Tunisie et Nord de l’Algérie) et al-Andalus. Cet immense empire centralisé s’impose au nom d’un retour au Coran et à la Tradition, comme l’unique interprète des textes sacrés. Fait singulier, il synthétise chiisme, kharidjisme [Le kharidjisme est l'une des toutes premières factions dissidentes apparues en Islam] et sunnisme ; le dogme impérial reçoit le nom de tawhid (“monotheisme”, ou “unicité). Il consacre par ailleurs les Berbères comme le nouveau peuple élu. Soulignons que ce mouvement rigoriste et intolérant prône la guerre sainte y compris contre ses coreligionnaires. Toutefois, les nuances doctrinales qui rapprochent ce courant du chiisme et les écartent du malikisme, est un frein sérieux à son enracinement durable dans la péninsule ibérique.

Fait aggravant, de même que les Almoravides ne parvinrent pas à reprendre Tolède, les Almohades seront impuissants sur le plan militaire à juguler la progression chrétienne, malgré des victoires éclatantes mais sans lendemain. “Affaiblie par des luttes fratricides avec le León, la Castille subie un désastre qui paraît irrémédiable : celui d’Alarcos, en 1195. En vérité, cette défaite relance la Reconquista, organisée par le fameux traité de Cazola. Ce traité délimite les zones d’expansion respective des Castillans et des Aragonais (…) Unissant leurs forces à celles des Navarrais, les chrétiens remportent alors, en 1212, la victoire décisive de Las Navas de Tolosa, qui brise la puissance almohade et livre, en quelques années, le sud de la péninsule ibérique” (cité dans Georges Duby, Atlas historique Duby). Les pertes musulmanes sont énormes, 60.000 hommes selon un bulletin de victoire chrétien ; à l’issue de cette lourde défaite, des dizaines de milliers de musulmans d’al-Andalus, se sentant menacés, se réfugient en Afrique du Nord. L’Empire almohade subsiste jusqu’en 1269. 

 

Esclavage et Inquisition

 

Malgré de puissants principes spirituels, l’Espagne musulmane n’échappe pas à la tentation de l’esclavage ; celui-ci prend des formes multiples. Ainsi, des esclaves sont capturés ou achetés sur les marchés d’Europe occidentale, Verdun notamment ; ces captifs sont des Slaves ou des Germains d’Europe centrale. Notons que les femmes blondes sont particulièrement appréciées et servent comme concubines dans les innombrables cours des émirs et des califes ; d’autres sont esclaves chanteuses. Fait notoire, certains esclaves blancs peuvent recevoir une éducation très poussée et accéder à de hautes fonctions (vizir, commandant de la garde, etc.). Par certains aspects, cela rappelle l’ascension des mamelouks, anciens esclaves blancs affranchis (principalement originaires du Caucase), qui s’emparèrent du pouvoir en Égypte (1250-1517). Soulignons que les prisonniers de guerre constituent aussi un vaste vivier d’esclaves ; entre autres exemples, citons le pillage de Barcelone en 985 par al-Mansûr (“le Victorieux”), où une partie de la population est massacrée tandis que l’autre est mise en esclavage. Enfin, au dernier rang de la société d’al-Andalus, on trouve les esclaves africains ; ils arrivent par petits groupes sous Abd al-Rahman III et sont importés plus massivement par Mansur. Ils sont présents notamment dans l’armée, mais aux échelons les plus bas.

De son côté, l’Espagne chrétienne, dans la perspective d’achever son unité territoriale, politique et religieuse, met en place l’institution de l’Inquisition (1478-1834) ; celle-ci est officialisée par une bulle du pape Sixte VI, datée du 1er novembre 1478 ; “elle existait déjà en Aragon, où elle avait été créée dans les années 1230 [par le pape Grégoire IX] pour faire face à l’infiltration des cathares qui, chassés du Languedoc, s’étaient réfugiés dans le pays” (cité dans Louis Cardaillac, L’Espagne des Rois Catholiques). L’instance est chargée d’instruire les procès en hérésie et d’instaurer l’unité de foi ; ce qui fait la spécificité de l’Inquisition espagnole, c’est la chasse aux marranes, aux morisques et aux Juifs. Contrairement à la légende noire, selon Jean-Pierre Dedieu, directeur de recherche émérite au CRNS, “seulement” quelques 10.000 condamnations à mort furent prononcées pendant les trois siècles et demi de son existence ; notons qu’une partie des condamnations n’a pas débouchée sur une exécution réelle. À titre comparatif, la Terreur révolutionnaire (1793-1794), fait près de 40.000 morts en deux ans (17.000 condamnations par les tribunaux et plus de 20.000 exécutions sommaires).

 

Chute de Grenade et fin d’al-Andalus

 

En 1266, les musulmans ne conservent que le royaume de Grenade, dans l’extrême sud de l’Espagne ; cependant, un ensemble de circonstances favorables va permettre à l’émirat de jouir d’un sursis substantiel. “Au premier abord, la longue résistance (1248-1492) du petit royaume de la dynastie des Nasrides de Grenade [placé sous la protection de la dynastie marocaine des Mérinides (1248-1465)], une famille d’origine arabe assez obscure, semble paradoxale. Outre la solidité de la forteresse naturelle des chaînes de montagnes où le royaume s’est retranché, la première explication tient à ce que Grenade n’est pas un danger, que sa conquête n’est pas une urgence” (in magazine L’Histoire, Espagne(s), D’Al-Andalus à la crise catalane). De plus, les catastrophes naturelles (la Peste noire au milieu du XIVe siècle) et les guerres civiles qui déchirent les chrétiens empêchent toute action d’envergure.

Selon l’historien Joseph Pérez, malgré leur adversité, les deux camps ennemis s’estiment mutuellement et louent réciproquement leurs qualités (générosité, noblesse…) ainsi que la valeur militaire et le caractère chevaleresque dont ils font parfois preuve. Fait surprenant, au cours de la guerre de Grenade les batailles proprement dites sont plutôt rares ; en vérité, l’affrontement se caractérise généralement par la destruction des récoltes afin d’affamer l’adversaire et le siège d’une ou deux places fortes. Parallèlement, les chrétiens effectuent un blocus maritime pour empêcher tout ravitaillement depuis l’Afrique. Précisons que l’artillerie jouera un rôle prépondérant ; en effet, c’est elle qui permet d’emporter la décision. Souvenons-nous que près d’un demi-siècle plus tôt, c’est cette arme nouvelle qui permet aux Français de remporter la bataille de Castillon (1453) et ainsi gagner la guerre de Cent Ans (1337-1453) contre les Anglais. Selon des sources arabes, le souverain de Cordoue, Boabdil, acculé, choisit d’entamer des négociations secrètes à la fin août 1491 ; Grenade tombe le 2 janvier 1492. Cette ultime victoire chrétienne met un point final à près de 800 ans de présence musulmane dans la péninsule ibérique.

 

La déconstruction d’un mythe

 

Al-Andalus a été marquée par de graves troubles, des guerres et des scissions, l’utilisation massive d’esclaves, la mise en place d’un système de soumission (dhimma) envers les non-musulmans, mais on ne saurait pour autant en nier l’éclat culturel; sans tomber toutefois dans la valorisation exagérée, et ainsi perpétrer le mythe tenace d'un paradis perdu où existait la prétendue merveilleuse harmonie interreligieuse (entre Juifs, chrétiens et musulmans). Rappelons cependant que les apports reçus par l’Europe chrétienne de la part de la civilisation de l’islam - enrichie de la culture antique - servit dans une large mesure de base aux travaux de ses philosophes, de ses mathématiciens et de ses médecins ; la langue castillane comporte d’ailleurs encore un grand nombre de mots et d’expressions hérités de l’arabe. Plus largement, la Reconquista constitue un mythe fondateur de l’identité espagnole ; aussi, forte de sa longue expérience sur les champs de bataille, l’Espagne demeurera invaincue jusqu’à Rocroi (1643) où ses célèbres Tercios sont défaits par le jeune duc d’Enghien (futur Grand Condé).

 

L’Espagne devient la première puissance coloniale du monde

 

Quel futur pour l’Espagne d’après Reconquête ? En 1492, l’arrivée de Christophe Colomb aux Bahamas, ouvre la voie à la colonisation de l’Amérique ; le navigateur génois, au service des Rois Catholiques, était convaincu de pouvoir rejoindre les Indes par l’Ouest. Son erreur déboucha sur la “découverte” accidentelle de l’Amérique. Le Siècle d’Or économique de la péninsule ibérique débute. L’expulsion des Juifs d’Espagne est en outre actée ; cette mesure est attribuée à Ferdinand, roi d’Aragon (la reine Isabelle se montra plus bienveillante envers cette communauté, dont de nombreux membres constituaient son entourage). Étrangement, c’est sous le régime du dictateur Franco que sera reconnue la qualité d’Espagnols aux descendants des Juifs expulsés en 1492 ; le décret d’expulsion a été officiellement abrogé en… 1967.

En 1494, le traité de Tordesillas délimite les zones d’influence portugaise et espagnole dans le Nouveau Monde. En 1502, un décret force les musulmans de Castille à se convertir ou à s’expatrier puis est rapidement étendu aux musulmans de Navarre ainsi qu’à ceux d’Aragon ; un siècle plus tard, les morisques sont expulsés d’Espagne. En 1519, Charles de Habsbourg, petit-fils d’Isabelle et Ferdinand, est sacré empereur du Saint-Empire romain germanique, sous le nom de Charles Quint ; en 1522, il exclut les juifs et les musulmans des territoires du Nouveau Monde, puis les protestants. Ses successeurs (Philippe II, etc.) feront de l’Espagne la première puissance coloniale du monde.

 

Jérémie Dardy

 

Chronologie

 

-569-586 : Le roi Wisigoth Léovigilde élit Tolède pour capitale.

-711-715 : Musa ibn Nusayr et Tariq ibn Ziyad envahissent la péninsule ibérique. Début de l’histoire d’Al-Andalus.

-750 : Les Abbassides exterminent les Omeyyades de Damas. Le prince Abd-al-Rahman, seul survivant, s’exile à Cordoue, où il se fait proclamer émir en 756.

-1031 : Décomposition du califat de Cordoue, à l’issue de vingt années de guerre civile entre Berbères, Arabes et mercenaires chrétiens. Le royaume est morcelé en taifas (“factions”, en arabe).

-1085 : Alphonse VI, roi de León et de Castille, s’empare de Tolède ; c’est le véritable début de la “Reconquête” pour certains historiens.

-1086 : Les Almoravides, appelés au secours par les taifas, taillent en pièces les troupes d’Alphonse VI à Zallaqa, et imposent leur pouvoir sur Al-Andalus. Cette dynastie berbère gouverne depuis Marrakech.

-1139 : Le Portugal devient indépendant et mène désormais le combat pour son propre compte ; il est fondé par un seigneur bourguignon.

-1150 : Alphonse VII de Castille se proclame “roi des trois religions” (christianisme, islam et judaïsme).

-1195 : Le calife Abû Yûsuf Ya’qûb, surnommé al-Mansûr (le “victorieux”), écrase les Castillans à la bataille d’Alarcos.

-1212 : À Las Navas de Tolosa, Alphonse VIII, arrache une victoire décisive sur les Almohades.

-1248 : Séville est reprise par les chrétiens.

-1319 : Importante victoire nasride de la Vega sur les Castillans.

-1391 : Massacres contre les Juifs ; une partie s’enfuie en Afrique du Nord tandis qu’une autre se convertit au catholicisme (conversos).

-1469 : Mariage d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon ; le pape Alexandre VI leur donne ensuite le titre de “Rois Catholiques”.

-1478 : Création de l’Inquisition.

-1492 : Les Rois Catholiques reprennent Grenade. Expulsion des Juifs d’Espagne. Colomb “découvre” l’Amérique.

-1502 : Un décret oblige les musulmans de Castille à se convertir ou à s’expatrier. Il est étendu en 1516 aux musulmans de Navarre, puis à ceux d’Aragon en 1526.

-1504 : Mort d’Isabelle la Catholique.

-1519 : Charles de Habsbourg, petit-fils d’Isabelle et Ferdinand, est sacré empereur du Saint-Empire romain germanique, sous le nom de Charles Quint ; en 1522, il exclut les Juifs et les musulmans des territoires du Nouveau Monde, puis les protestants.

-1609 : Expulsion définitive des morisques d’Espagne, décidée par Philippe III.

 


Pour aller plus loin 

 

Pierre-Yves Beaurepaire, Silvia Marzagalli, Atlas de la révolution française, Autrement, 2010

Louis Cardaillac, L’Espagne des Rois Catholiques, Autrement, 2000

André Clot, L’Espagne musulmane, Perrin, 1999

Philippe Conrad, Histoire de la Reconquista, Presses Universitaires de France, 1998

Antoine Destemberg, Atlas de la France médiévale, Autrement, 2017

Georges Duby, Atlas historique Duby, Larousse, 2007

Serafín Fanjul, Al-Andalus, l’invention d’un mythe, L’Artilleur, 2017

Pierre Guichard, Al-Andalous 711-1492, Pluriel, 2010

Béatrice Leroy, L’expulsion des Juifs d’Espagne, Berg International, 1990

Felipe Maíllo Salgado, De la desaparición de al-Andalus, Abada editores, 2004

Jesús Mestre, Flocel Sabaté, Atlas de la “Reconquista”, La frontera peninsular entre los siglos VIII y XV, Península, 1998

Joseph Pérez, Isabelle et Ferdinand, Fayard, 1988

Adeline Rucquoi, Histoire médiévale de la Péninsule ibérique, Seuil, 1993

Rafael Sánchez Saus, Les chrétiens dans al-Andalus, Rocher, 2019

Claudio Sánchez Albornoz, El Islam de España y el Occidente, Madrid, 1974

Kenneth B. Wolf, Christian Martyrs in Muslim Spain, Cambridge, 1988

Magazine Histoire et Civilisations, Le Monde, numéro 36, Février 2018

Magazine L’Histoire, Espagne(s), D’Al-Andalus à la crise catalane, Hors-série, numéro 79, Avril 2018

L’Atlas des Empires, La Vie / Le Monde, Hors-série, Janvier 2019

 

 


 

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