Michel de Certeau, ou la théologie rose bonbon

  
Au-delà des déconvenues que ses positions spirituelles ont pu générer au cours de son existence, Michel de Certeau (1925-1986) demeure un intellectuel français de premier ordre. Depuis sa disparition prématurée (il décède d’un cancer du pancréas à 61 ans), son œuvre se trouve affrontée aux interprétations les plus contradictoires… à tel point qu’aux yeux du profane, les  universitaires semblent toujours en parler... sans ne jamais rien en dire.


De fait, et c'est une justice à lui rendre, Michel de Certeau demeure l’un des plus grands historiens de la spiritualité. Ses travaux universitaires, extrêmement pointus, ont surtout porté sur les chrétiens mystiques des XVIe et XVIIe siècles (Pierre Favre, Surin…). Il est en outre l’auteur de nombreuses publications remarquables (L’invention du quotidien, La faiblesse de croire, La Fable mystique…)

 


Troquer l’Eglise et la théologie pour les sciences sociales


 

Très tôt, Michel de Certeau s’est choisi pour vocation de servir l’Eglise catholique. A 25 ans, il décide de se faire jésuite. Six ans plus tard, il est ordonné prêtre. Rapidement, il assortit ses charges pastorales d’un engagement  universitaire important; ainsi parvient-il à la tête de la revue Christus… Un peu plus tard, il passe aux Etudes, où ses articles impressionnent par leur accent novateur et leur érudition fascinante.

 

A partir des années 60, influencé par le climat ambiant de l’époque, Michel de Certeau s’écarte délibérément de la hiérarchie catholique pour se rapprocher du monde profane. Avec le temps, ce parti ne cessera de s’intensifier, en dépit des dénégations dilatoires de l’intéressé. D’articles en publications, Certeau affirme que nous assistons à un exode du croire, lequel quitte les Eglises pour se répandre dans d’autres sphères sociales, et qu’il convient de le suivre là où il se trouve désormais. Aussi, la fonction du prêtre appartient à un temps qui s’en va, et l’immersion dans la société profane s’impose.


Officiellement toujours jésuite, Certeau quitte son ordre pour déménager dans un appartement personnel. Son attitude et ses propos finissent par consterner une partie de son entourage catholique. Henri de Lubac, le grand théologien qui percevait en lui un disciple exceptionnel, finira même par le renier.

 

 

Essence d’une œuvre dilettante

 


Réduite à l’essentiel, la pensée de Michel de Certeau s’apparente à la promotion d’un ultra-tolérantisme spirituel. C’est une invitation sereine à la désagrégation des structures de l’Eglise catholique; l’essence chrétienne étant l’expérience de l’altérité (Jésus se présente toujours comme un étranger déroutant), il s’agit de se décentrer,  de se laisser investir par tout discours autre. C’est à ce prix que le christianisme sera jugé fidèle à l’esprit de son fondateur.

 

Michel de Certeau entend appréhender le devenir chrétien après la chrétienté, lui trouver des chemins de traverse praticables. La théologie, qu’il définit comme une écriture croyante, doit désinvestir les lieux d’Eglise institutionnels.


Conséquent, Certeau applique ces principes à sa propre carrière ; de fait, il abandonne paradoxalement l’Eglise par fidélité, s’immergeant totalement dans la recherche universitaire, l’anthropologie, l’histoire, les sciences sociales, la psychanalyse.

 

 

Les apports de Michel de Certeau vis-à-vis de la question chrétienne

 


L’œuvre certalienne est pleine d’intuitions fécondes et visionnaires dont il serait utile de mesurer l’envergure; plus simplement, nous pouvons en sérier quelques aspects:

 

-Avant tout, Michel de Certeau répond concrètement  à l’une des questions spirituelles les plus délicates de notre époque: comment être authentiquement chrétien dans une société sécularisée?


-Il nous indique précisément pourquoi la mystique est indispensable à toute religion: en tant que transgression et dépassement des frontières rituelles, la mystique démontre que liberté et foi sont conciliables.

-Certeau a su percevoir en quelle mesure la marginalisation culturelle de l’Eglise est une chance pour le christianisme: désormais, l’Evangile regagne toute sa force persuasive aux yeux du profane. Déshabitué des textes sacrés, le lecteur ignorant se retrouve de nos jours directement exposé à toute la puissance de la Parole, tandis qu’auparavant, l’accoutumance anesthésiante au Texte avait fini par en affadir le message.

 

«L’ignorance religieuse elle-même rend à ce texte sa capacité d’être tout à coup, sur le mode de la surprise, ce qui dit quelque chose à quelqu’un» (Crise du biblisme)

 

-Certeau a clairement dénoncé la confiscation des textes sacrés chrétiens par les exégètes universitaires. La théologie serait désormais sous la tutelle des instances doctorales profanes, autoproclamées souveraines quant à ce qu’il faut entendre de la Bible.

«Le nouveau curé, c’est le spécialiste (…) l’Evangile devient la propriété d’une élite» (Crise du biblisme)

 

 

Les limites de l’œuvre de Michel de Certeau

 


-L’erreur matricielle que l’on impute à Certeau réside dans son soutien obstiné au décentrement chrétien vers l’autre. A ce sujet, son discours est perpétuellement injonctif et aboutit à une incohérence insurmontable: afin de s’ouvrir à l’altérité, le chrétien doit renoncer à prétendre détenir la Vérité… or, voici justement que c’est cette adhésion délibérée en une vérité précise (et non une autre) qui fait de lui un chrétien. En clair, Michel de Certeau refuse d’assumer la fidélité écrasante qu’entraîne l’engagement envers une religion donnée.

 

Afin de justifier sa position, Certeau invoquait constamment la tradition d’ouverture culturelle propre à la philosophie jésuite: c’était opportunément oublier que la finalité jésuite fut toujours de convertir les civilisations étrangères au christianisme.

 

-Du fait de son relativisme spirituel délibéré, on l’a accusé d’avoir inspiré de nombreux arrêts de carrières religieuses (endémiques dès la fin des années 60).

 

- Il a partagé beaucoup de préjugés culturels de son époque, qui se sont avérés destructeurs avec le temps; ainsi, selon lui la défense de l’orthographe n’est que la défense d’une orthodoxie du passé (La culture au pluriel).

 

-On lui a d’autre part beaucoup reproché une certaine dispersion intellectuelle, un dilettantisme boulimique aboutissant à des travaux d’une érudition quelque peu confuse.

 

-Son évocation de Dieu est souvent indirecte et distante, presque froide; il justifie ce parti par son intention d’être l’homme du pas de côté, de la périphérie.

 


Citations intéressantes


 

«Le fondamental se joue dans le banal» (Le christianisme éclaté)

 

«Le sens brille au fond du risque» (Comme un voleur)

 

«Je me sens de moins en moins prêtre et de plus en plus religieux» (Le christianisme éclaté)

 

«Le christianisme n’est que quelque chose de particulier dans l’ensemble de l’histoire des hommes» (Le christianisme éclaté)

 

«Jésus est l’autre» (La faiblesse de croire)

 

«La foi ne cesse d’avoir à reconnaître Dieu comme différent, c’est-à-dire présent dans les régions (culturelles, sociales, intellectuelles) où on le croyait absent» (L’Etranger)

 

« La vie religieuse ne peut être déduite du passé » (art. La rénovation de la vie religieuse, Christus, n°49)

 

Pierre-André Bizien
 

 


 

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