La guerre civile du Sri Lanka - éclairage sur le conflit cinghalais-tamoul

 

Près de 100 000 morts, fillettes kamikazes, bombes à fragmentation, tortures innommables… Le conflit cinghalais-tamoul, qui a ensanglanté le Sri Lanka de 1983 à 2009, a franchi tous les stades de l’horreur.


Le 23 juillet 1983, treize soldats de l’armée sri lankaise sont tués dans une explosion à Jaffna, dans le nord de l’île ; le mouvement indépendantiste des « Tigres tamouls » est tenu pour responsable. La minorité hindouiste, accusée de collusion, est violemment prise à partie ; plusieurs centaines d’innocents sont assassinés. L’escalade mortifère débute. En représailles, les séparatistes du LTTE (le mouvement armé des Tigres de Libération de l'Eelam Tamoul) lancent une vague d’attentats sans précédent à travers le pays.

 

Le bras de fer engagé avec les forces gouvernementales s’avère particulièrement sanglant, et surtout très long. De fait, le conflit s’enlise pendant près de 26 ans et provoque la mort de 100 000 personnes (chiffres ONU). Les exactions égaleront en intensité celles de Srebrenica et du Darfour.       

 

Mode opératoire des insurgés


Outre les actes de guérilla classiques, le groupe rebelle a largement recours aux « opérations-suicides », marqueur d’un conflit asymétrique. Cette stratégie met aussi en relief la détermination chevronnée des combattants, prêts à aller jusqu’au sacrifice ultime ; pour des considérations d’ordre médiatique, la classe politique est la cible prioritairement visée. L’ancien président du Sri Lanka Ranasinghe Premadasa et le Premier ministre indien Rajiv Gandhi figureront parmi les victimes. Curieusement, un tiers des commandos en charge des attentats, les « karum Puligal » (littéralement les « Tigres noirs »), sont des femmes ; dans certains cas ultimes, des fillettes seront utilisées comme bombes humaines.

Enfin, le LTTE, inscrit en 2006 sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne, bénéficiera du deuxième plus gros budget militaire pour un groupe de ce type, derrière les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) - la dernière grande guérilla d’Amérique latine (1964-2016) ; selon le journal Asia Times Online, le LTTE aurait reçu chaque année entre 143 et 215 millions d’euros. 

 

 

Les origines du conflit


Entre le XVIe et le XXème siècle, Ceylan (l’ancien nom du Sri Lanka) est une colonie européenne, successivement portugaise, hollandaise, et britannique. Le pays obtient finalement son indépendance en 1948. L’État insulaire est alors officiellement une démocratie. Cependant, dans les faits, la majorité bouddhiste cinghalaise s’accapare le pouvoir. Les minorités ethniques et religieuses (catholique, musulmane et hindoue) sont discriminées. Aucune des constitutions promulguées (1948, 1972 et 1978) n’inverse cette tendance. Pire, le concept de « race cinghalaise » prôné par certains intellectuels cinghalais exacerbe les tensions entre communautés. 


Les discriminations d’ordre administratif et juridique se multiplient. En 1948, un million de Tamouls sont déchus de leur nationalité, sous prétexte qu’ils sont de filiation indienne (les Anglais les avaient installés dans l’île). A terme, 450 000 d'entre eux retourneront un jour en Inde. En 1956, le cinghalais devient la seule langue officielle ; le bouddhisme est proclamé religion d’Etat. En 1961, les écoles tamoules sont nationalisées et les Tamouls sont contraints d’apprendre le cinghalais. En 1977, une loi liberticide sur la prévention contre le terrorisme est décrétée.

 


Naissance du LTTE


Selon the South China Morning Post, on comptabilisait quelques 30 000 enlèvements dans l’île au début des années 1980 ; parmi les disparus, il y a de nombreux tamouls (activistes ou non). Cette politique discriminatoire et son épais arsenal répressif juridico-policier, favorisa donc la création de mouvements sécessionnistes dont le LTTE sortira grand vainqueur des luttes fratricides. Celui-ci prôna dès 1974 la fondation d’un Etat séparé : L’Eelam tamoul.  


Rappelons que le peuple tamoul est originaire du sud de l’Inde - près de 55 millions d’individus y vivent - dans l’Etat actuel du « Tamil Nadu ». Cette réalité démographique effraya sans doute le gouvernement cinghalais qui souhaita s’affranchir préventivement de toute influence étrangère. Néanmoins, il ne put empêcher qu’il serve de base arrière au LTTE. La minorité tamoule et la majorité cinghalaise représentent à l’époque respectivement 14 et 78% de la population totale de l’île. 

 


Une branche navale exceptionnellement puissante      


Les outils dont dispose la rébellion tamoule sont colossaux ; c’est la seule organisation du genre à posséder une branche navale capable de contrer une marine conventionnelle :


« Le LTTE dispose d’un embryon de forces navales alignant plusieurs centaines d’embarcations légères en fibre de verre, armées de mitrailleuses et de lance-roquettes, et équipées de puissants moteurs » (Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Jean-Christophe Rufin, Mondes rebelles - Guérillas, milices, groupes terroristes, 2001)


Les missions variées auxquelles elle est assignée prouvent sa grande polyvalence :


« Les Sea Tigers remplissent des tâches défensives (mouillage de mines pour interdire certaines zones maritimes à la marine sri-lankaise et garde des installations portuaires du LTTE). Ils mènent également des missions plus offensives contre les bâtiments de la marine sri-lankaise, les harcelant par des opérations-suicide ou les affrontant dans de véritables batailles navales ayant pour cadre le détroit de Palk ou le lagon de Jaffna, par où transitaient les approvisionnements en direction de la « capitale » tamoule » (Mondes rebelles - Guérillas, milices, groupes terroristes, Michalon Eds, 2001).


Soosai, le commandant des « Tigres de la mer », estime crânement avoir inspiré Al-Qaïda:


« Les groupes militants au Moyen-Orient copient notre tactique. Je pense même que ceux qui ont fait exploser un navire américain au Yémen se sont directement inspirés de nos techniques. En effet, c'est exactement de cette façon que nous procédons » (In Courrier International, 15-21 juillet 2004)


Soosai fait ici allusion à l'attentat contre le destroyer USS Cole en octobre 2000, qui coûta la vie à 17 militaires américains. 

 

 

D'importants moyens

 

Le mouvement séparatiste possède également des avions en mesure d’effectuer des bombardements aériens. De plus, dans les zones sous leur contrôle (initialement un tiers du territoire - principalement dans le Nord et l’Est du pays), les rebelles utilisent leurs propres chaînes de télévision et de radio à des fins de propagande. Ces ressources hors normes permirent aux insurgés de réaliser des actions coup de poing spectaculaires.


Entre autres exemples, citons l’attaque en 2001 contre l'aéroport de Colombo, la capitale. Srilankan Airlines, la compagnie nationale, fut dévastée. La moitié de sa flotte est alors anéantie et les dégâts infligés se comptent en millions de dollars. Ce genre d’actions finit par faire vaciller le gouvernement, impuissant. En 2002, un accord international (sous la direction de la Norvège) prévoit de céder un territoire autonome aux indépendantistes. Néanmoins, les revendications irréalistes et le radicalisme de certains cadres du mouvement font échouer l’accord, ce qui replonge le pays dans le chaos.

 

 

Enrôlement d’enfants-soldats

 

La longévité du conflit pousse le LTTE à recruter de jeunes adolescents dans ses rangs (certains n’ont pas 12 ans). Ces enrôlements, souvent forcés, instaurent un climat de terreur dans la population. Harry Miller, un prêtre jésuite américain de 78 ans, installé depuis 1948 à Batticaloa (dans l’Est), en fut le témoin privilégié :


« Chaque fois, tout le monde veut croire que son enfant y a échappé. Mais, un jour ou l’autre, c’est à son tour… Personne ne peut arrêter les Tigres (…) C’est un ogre qui descend des collines de temps à autre pour emporter les enfants » (Courrier International, 6-12 novembre 2003) 


Frances Harrison, une journaliste britannique correspondante pour la BBC au Sri Lanka au moment du conflit, avance que les rebelles tentent par ce processus d’asseoir leur emprise sur la population. Ceci pour éviter que d’autres groupes séparatistes ne gagnent en influence dans la région :


« Créer un climat de peur et de tension contribue à empêcher les autres groupes tamouls de se développer et renforce les rebelles qui affirment être les seuls représentants des Tamouls sri lankais » (BBC News, 31 janvier 2003).

 

 

Un rite pré-attentat bien curieux

 

Un rite de passage inattendu précède l’œuvre macabre des kamikazes ; la veille de sa mission, le combattant désigné se voit accorder « l'honneur suprême » de partager un repas avec Velupillai Prebhakaran, le leader historique des Tigres. Le jour J, il prend possession d’une capsule de cyanure et se l’attache autour du cou ; celle-ci lui permettra d’éviter de parler sous la torture s’il est capturé. Après son forfait, le guérillero n’est pas incinéré comme l’exige la coutume hindoue, mais enterré ; il bénéficie alors d’une stèle commémorative rappelant ses faits d’armes, et jouit du statut particulièrement convoité de martyre.    

 

 

La diaspora tamoule, pilier de la lutte indépendantiste

 

On estime à près d’un million le nombre de réfugiés ayant fui le Sri Lanka depuis le début des combats. Les plus grands foyers tamouls se sont établis au Canada (400 000 personnes), au Royaume Uni (300 000), en Inde (150 000) et en France (100 000). Ce gigantesque réseau d’exilés contribua directement à l’effort de guerre insurgé (particulièrement au niveau financier). Sans cet apport décisif donc, le mouvement séparatiste n’aurait pas pu poursuivre ainsi sa lutte contre le pouvoir central. Soulignons que cette collecte de fonds s’accompagna fréquemment de racket dans les pays d’émigration, y compris en France.

Les policiers Français des Renseignements généraux en attestèrent : les Tigres exigeaient de la part de leurs coreligionnaires d’importantes sommes d’argent ; 2000 euros par foyer et 6000 euros aux commerçants installés dans la capitale. Ceux-ci vivant regroupés dans le quartier parisien de la Chapelle.


Murali, un jeune tamoul de 28 ans, fut l’une de ces victimes. Ainsi témoigna-t-il :


« Il y a deux mois, un soir de semaine, trois représentants des Tigres sont venus à la maison et ont demandé 2 000 euros. Avec à peine le smic par mois, ça m'est impossible (…) Ils nous ont dit que c'était pour leur grande guerre, que c'était la dernière fois qu'ils venaient nous demander de l'argent et qu'après ils arrêteraient » (Le Figaro, 16/06/2006).

 

Des atrocités dans les deux camps  


Nous l’avons vu, « l’île resplendissante » fut le théâtre d’affrontements féroces. Toutefois, aucun des deux camps n’échappa au cycle de la violence. L’armée cinghalaise, guidée par une répression aveugle, pratiqua la torture. Frances Harrison a rassemblé des témoignages édifiants à ce sujet :


« J’ai aussi rencontré des jeunes filles tamoules suicidaires, qui m’ont décrit comment elles ont été, pendant des semaines, violées par plusieurs hommes dans des postes de police, battues, affamées et nourries avec de la nourriture mélangée à des excréments » (source : Amnesty International).


Selon le journal The Guardian, le gouvernement cinghalais aurait largué des bombes à fragmentation sur la population à la fin de la guerre civile, en 2009 (20/06/2016).


De leur côté, les Tigres se rendirent coupables d’épuration ethnique à l’encontre des Musulmans ; 100 000 d’entre eux, jugés hostiles à la partition de l’île, furent expulsés des territoires sous leur contrôle. En outre, le caractère barbare et atroce de leurs opérations suicides nuisit fortement à leur l'image ; l’utilisation d’enfants dans ces actions commandos entama sérieusement sa légitimité.

 

Les Tigres sont défaits militairement


En 2009, le régime nationaliste cinghalais du président Rajapakse lance une vaste offensive contre le LTTE, et le confine dans un réduit de 4km² (près de la côte nord-est) ; la population civile, prise en otage, sert alors de bouclier humain. Quelques 265 000 personnes s’entassent dans des abris de fortune et agonisent. Les Tigres, acculés, finissent par capituler. Aujourd’hui, le conflit subsiste à faible intensité et se traduit par de nombreux viols, disparitions mystérieuses et arrestations arbitraires dans l’ancienne zone de guerre.

 

Jérémie Dardy

 

 


Pour aller plus loin 


Jean-Marc Balencie, Arnaud de La Grange, Jean-Christophe Rufin, Mondes rebelles - Guérillas, milices, groupes terroristes, Michalon Eds, 2001


Hervé Beaumont, Sri Lanka, Carnets de route Marcus, 2015


Francis Boyle, The Tamil Genocide by Sri Lanka: The Global Failure to Protect Tamil Rights Under International Law, Clarity Press, 2009


Frances Harrison, Still Counting the Dead: Survivors of Sri Lanka's Hidden War, Portobello Books, 2012


Rohini Mohan, The Seasons of Trouble: Life Amid the Ruins of Sri Lanka's Civil War, 2015


Eric Nguyen, L'Asie géopolitique, De la colonisation à la conquête du monde, studyrama, 2006


Philippe Pelletier, Géopolitique de l'Asie, Nathan, 2014


Samarasinghe, Historical dictionary of Sri Lanka, S.W.R. de, The Scarecrow Press, 1998


Samanth Subramanian, This Divided Island: Stories from the Sri Lankan War, Penguin Books Limited, 2014


Sharika Thiranagama, In my mother’s house, University of Pennsylvania Press, 2011


Gordon Weiss, The Cage: The fight for Sri Lanka & the Last Days of the Tamil Tigers, Vintage, 2011


“No Fire Zone: The killing fields of Sri Lanka”, 2013 - Film documentaire
   

 


 

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