La pensée théologique de Jacques Rivière (membre de la NRF)

 

La postérité a outragé Jacques Rivière. Cet homme de lettres catholique, chaleureux et quasi-mystique fut aussi secrétaire puis directeur de la NRF. Il fut l’ami et le confident de certaines des plus belles plumes du début du XXe siècle : Alain-Fournier, l’infâme André Gide, Henri Ghéon, Antonin Artaud… Le scandale est justement là : l’esprit français a congelé Jacques Rivière dans une identité d’homme de lettres respectable, sous-évaluant largement son œuvre spirituelle.


La redondante méfiance du génie national envers tout ce qui côtoie la sacristie entraîne la censure et l’oubli précautionneux de ce que dirent les grands auteurs en faveur de la religion. Nous sommes ainsi. Songeons au cas de Claudel, encensé pour son théâtre et déserté dès qu’il est question de ses considérations strictement religieuses.    


Si Jacques Rivière mérite notre attention, c’est donc tout spécialement à propos de ses réflexions religieuses, et "malgré" sa notoriété littéraire. Audacieux, parfois osés, ambitieux et même pittoresques, ses développements théologiques furent largement écrits en captivité : Rivière fut prisonnier de guerre de 1914 à 1917, incarcéré au camp de Koenigsbrück (il manqua d’être fusillé en 1916, pour avoir aidé un russe à s’évader ; une fois repris, ce crotale l’avait dénoncé).


Jacques Rivière eut de certaines intuitions qui passèrent "sous le radar" théologique de l’intelligentsia catholique. C’est un tort irrémissible, proche de la faute contre le Paraclet. Gageons sur l’indulgence céleste et son mépris oublieux ; l’Eglise en sera quitte avec la réhabilitation de cette conscience d’exception, de ce prince de l’amitié, mort prématurément (il fut terrassé par la typhoïde).

 

 

Intuitions fondamentales de la théologie de Jacques Rivière

 

 

Avant tout, Jacques Rivière s’est attaché à réfuter les arguments athées contre la possibilité de Dieu. Hanté par le désir interdit de prouver Dieu par la raison, par l’argumentation rigoureuse, il déclare plus foncièrement vouloir témoigner, rendre compte de la réalité du monde intérieur, et des événements qui s’y produisent. Convaincu d’avoir reçu une telle mission, il plonge dans les galeries de l’âme humaine… sans cette retenue mondaine qui fiche à terre la plupart des tentatives ordinaires en la matière. Il énonce sans fard sa certitude d’avoir reçu mission d’œuvrer à tracer la route de l’esprit humain vers Dieu, d’aider ceux qui pensent à rencontrer Dieu. Heureuse prétention, saignante et tendre, offrant l’espérance et le réconfort métaphysique aux âmes esseulées de la Terre.


« La religion n’est intéressante que si elle est la vérité » (A la trace de Dieu)


Jacques Rivière préparait une « Apologie du christianisme » qu’il n’a jamais pu terminer, et qui mériterait d’être poursuivie par ceux qui prétendent perpétuer son souvenir. Entrons plus avant dans l’intelligence de ses textes : selon lui, penser juste exige l’humilité et la simplicité du cœur. Les modes intellectuelles comme le scepticisme constituent des apparats de finesse qui brisent la clairvoyance de l’homme ordinaire. Il faut se dénuder, s’ouvrir au mystère cosmique avec vaillance et sans chosifier la science.


« C’est parce qu’il est plus exigeant que le savant, que le chrétien croit aux mystères. Si l’on veut arriver à une assimilation complète de la réalité à l’esprit, à une prise de contact totale, sur tout le front, il faut qu’on se résigne à la toucher par endroits inexpliquée, telle quelle. Le vague est du côté de ceux qui mettent l’inexplicable à part» (A la trace de Dieu)


Les conceptions ordinaires de la science et de « ce qui est » cachent, nous prévient l’auteur, de véritables superstitions que l’on décharge frauduleusement sur l’esprit religieux :


« Les dogmes catholiques sont au contraire le résultat de l’esprit de détermination poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences » (A la trace de Dieu)


« Les mystères, étant de l’inexplicable, ne se prouvent pas directement. Mais ils se prouvent par tout ce qu’ils expliquent (…) il faudrait prendre des cas précis, un exemple comme celui du péché originel, et montrer l’extraordinaire moisson de preuves qu’il fait éclore et récolte,  dès qu’on consent seulement à le prendre avec soi et à marcher à sa lumière » (A la trace de Dieu)


Dans ces conditions nouvelles, il nous faut recadrer notre regard et repenser notre rapport à ce que nous assimilons à « la réalité».


« C’est l’identité des expériences psychologiques que font tous les chrétiens aux âges les plus différents, qui forment la meilleure preuve de la réalité de leur foi. Il faut qu’il y ait un objet permanent, constant, de cette foi, pour qu’elle soit spontanément toujours si bien pareille à elle-même » (Carnets de captivité, 23 février 2017)


« L’événement est toujours plus gros qu’il n’est naturel ; il déborde, il dépasse l’horizon des faits ; et c’est de ce surplus que la Providence est responsable » (A la trace de Dieu)


Le pas franchi dès que la raison se restructure nous précipite devant un ordre de vérité nouveau, vertigineux. Les bornes étroites du « vraisemblable » mondain se dilatent soudain ; elles nous offrent accès à une raison autrement plus large et conséquente que celle de nos chimères anciennes. Alors, de toutes nouvelles probabilités se dessinent :


« L’Eglise prétend tenir la vérité. Donc, si elle est logique avec elle-même, elle est obligée de demander une croyance aveugle à ceux qui n’ont pas les moyens de s’en créer une motivée et raisonnée » (A la trace de Dieu)


« Nous prouvons Dieu à chaque instant, en ne mourant pas » (Carnets de captivité, 3 février 1915)


Le silence apparent de Dieu nous devient soudain davantage intelligible, et nous commençons à comprendre certaines réalités profondes :


« Son grand principe [à Dieu] semble être de ne jamais se découvrir plus qu’il ne faut, pour que l’âme, même en avançant, ait toujours la même part dans l’œuvre de la foi. Ce n’est pas qu’il se retire : simplement il nous laisse faire de plus en plus » (Carnets de captivité, 14 mars 1917)


Dieu ne saurait être strictement subordonné aux lois de la nature qu’il a lui-même créé. Si c’était le cas, sa propre création serait plus grande que Lui.


« On peut donc dire à peu près que le mystère proprement dit de la Providence est celui-ci : Dieu transforme un événement donné, et qui a une cause déterminée, en un mobile propre à faire s’exercer chaque liberté dans le sens général qu’elle a choisi » (A la trace de Dieu)

 

 

L’originalité profonde de Jacques Rivière

 


Natif de Bordeaux, Jacques Rivière se qualifie d’intelligence méridionale et s’affilie à Montaigne. En vérité, il dépasse son illustre prédécesseur par sa puissance d’affirmation, dédaigneuse de tout relativisme. Evoquant le « besoin furieux » de servir son pays, il ne sombre cependant pas dans les fosses du nationalisme ni dans l’idolâtrie de la patrie.


« Je crois trop sérieusement en Dieu pour m’imaginer qu’il s’identifie avec la France » (Notes NRF, 1919)


Son amour brûlant des réalités divines le pousse parfois aux frontières de la mystique. A l’occasion, il s’adresse au Créateur avec un culot certain :


« Je vous secouerai jusqu’à faire tomber de vous ma grâce, ma levée d’écrou. Vous n’aurez pas la paix avec moi avant ! » (Carnets de captivité, 10 décembre 1916)


« Il faut la vie éternelle pour me répondre ; elle seule peut égaler l’appétit que je me sens, la confiance que je nourris ! » (Carnets de captivité, 1er janvier 1915)


Il faut lire Jacques Rivière, le réhabiliter, lui accorder enfin tout l’honneur qu’il mérite.

 

Pierre-André Bizien

 


Pour aller plus loin 


Site de l’AJRAF (association des amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier)
 

 


 

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