Jean Le Roy, le poète breton qui dépassa Picasso - la guerre, le sang, le poème

 

Tué à 24 ans sur le mont Kemmel, alors que sa mitrailleuse était à sec, le jeune poète Jean Le Roy n’a pas survécu à la fureur de la Première guerre mondiale. Victime d’une certaine apathie française envers le cri breton, il fut longuement oublié. A l’occasion du centenaire de sa disparition, rappelons que Jean Le Roy fut l’un des seuls artistes à avoir su décrire la guerre plus charnellement que Picasso avec son fameux Guernica.

 

Né à Quimper en 1894, Jean Le Roy n’a jamais été le petit breton "pur jus" que l’on pourrait rêver par tentation communautaire : il est en réalité d’origine normande et suisse. Son grand-père, un commerçant du Calvados, était venu s’établir au bout de la Bretagne sous Louis Philippe. Il avait épousé une protestante, fille d’un limonadier suisse venu lui aussi s’établir à Quimper. On note, en plein XIXe siècle, le jeu intéressant de ces migrations vers le Finistère ; souvenons-nous que la Bretagne était encore un territoire très enclavé (dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand nous avait sinistrement avertis).

 

De la plume à la mitrailleuse

 


Le jeune garçon quitte la Bretagne après la mort de son père et achève ses études à Paris. Il flirte un temps avec le droit, mais son amour des lettres prend le dessus. Il use sa plume auprès des âmes les plus libres de l’époque : Apollinaire et Cocteau le couvent, l’ouvrent à une société fantasque, révoluciste, passionnée d’humanité. Dans cette atmosphère tourbillonnante, Jean Le Roy parvient tant bien que mal à se ménager une place : il fallait voir le niveau de ces jeunes hommes, leur impétuosité créatrice vis-à-vis de la vieille culture assise.


En 1914, lorsque la guerre éclate, Jean Le Roy s’engage comme volontaire pour le front. Il devient rapidement mitrailleur, puis se retrouve jeté dans l’enfer de Verdun. Il y survit, mais ses jours sont désormais comptés. Le 26 avril 1918, alors que la guerre va se clore, il est tué d’une balle en plein fron sur le mont Kemmel (Flandres belges). Il n’avait alors que 24 ans. Lorsque la balle fatale l’atteignit, il couvrait la retraite de compagnons d’armes devant la mitraille allemande. Il avait tiré toutes ses munitions.

 

Jean Le Roy, plus saisissant que Picasso?

 


Après sa mort, Cocteau le qualifia de « génial », confessant aussi qu’il était beau, bon et simple ; une partie de ses poèmes fut rassemblée et publiée sous le titre "Le cavalier de Frise". Parmi les œuvres du jeune prodige, il en est une qu’il nous faut particulièrement considérer : je veux parler du poème "La Chair de l’Acier", une évocation de la guerre saisie dans sa dimension la plus atroce, la plus charnelle.


Ce poème peu connu – et pourtant si majeur quant à la puissance artistique – évoque l’effet que produit le déluge d’acier sur les jeunes corps pris dans la guerre. La puissance d’évocation de cette œuvre dépasse formellement le Guernica de Picasso, bien que la postérité ait choisi ce dernier pour montrer l’horreur belliciste de l’âme humaine. Le peintre espagnol a eu le destin que l’on sait, quand le petit poète breton est mort dans l’anonymat (du moins au vu de son talent, et bien que le Panthéon ait sobrement honoré son nom).

 

[Offrir l'histoire de sa famille à ses proches: P-A Bizien, biographe personnel]


Offrons donc, honnête lecteur, quelques instants d’attention à ce poème en question. Jean Le Roy y déploie toute la force de son âme :

 

La Chair de l’Acier


Quand nous sentions nos muscles élastiques
soulevés de plaisir
à marcher sur les trottoirs lisses de Paris,
ou l’été, quand nous nous réjouissions dans l’eau
et quand nous laissions cuire
sur le sable notre peau,
au temps où les membres semblaient
malgré le poids des voûtes bleues, légers,
nous ne connaissions pas encore
la valeur, la fragilité
de la matière dont est bâti notre corps.
Pendant un grand bombardement
qui laissa notre dédale dévasté,
couvert de cuivre, de plomb, d’acier,
comme un enfer à fleur de champ,
j’ai compris clairement
ma chair
qu’une musique fait frémir
et que glace un souvenir
cher.
J’ai vu l’enfant tenant entre deux doigts
la sauterelle qui palpite et souffre et ploie,
petit morceau mobile, agile, mais fragile.
Comme l’insecte sont soumis
les corps précieux de mes amis
à la force sans pitié
des blocs d’acier
qui vont coupant avec une monstrueuse aisance
les chairs lisses et blanches et adolescentes
de ci, de là,
tombant d’en haut,
et les squelettes
s’effondrent et les os
s’émiettent,
et le sang délivré s’échappe en noir ruisseau.
Jeunes corps confiants jadis
sur le bitume de Paris !

Jean Le Roy, in Le cavalier de frise, poèmes inédits de Jean Le Roy trouvés dans sa cantine, préf. de Jean Cocteau, Typo. F. Bernouard, Paris, 1924.

 


 

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