Théories de Louis Jouvet sur le cinéma, le théâtre et l'acteur

 

L’illettrisme culturel prospère avec fureur dans la société, du fait de l’éclatement dérégulé des disciplines artistiques. Aujourd’hui, le grand acteur et comédien Louis Jouvet ne dit plus grand’ chose aux générations montantes. Pourtant, ses écrits regorgent d’analyses capitales sur l’essence du cinéma, du théâtre, et des métiers de la scène.

 


Louis Jouvet, moucheur ultime

 


Le sens de la formule n’est pas un don universel, loin de là. Louis Jouvet, lui, en possédait le secret. A ce sujet, Michel Galabru confia une plaisante anecdote… alors qu’une jeune actrice absolument médiocre s’avançait timidement vers lui, le maître eut cette réplique ignoble :


« Tu peux me serrer la main, le talent n’est pas contagieux »


De fait, Louis Jouvet était un rude professionnel, un monstre de l’art aux exigences inouïes. Son obsession de la pureté quant au jeu de l’acteur colorait son théâtre d’une teinte populaire élitiste. Cette variété savoureuse de l’excellence française s’est surtout exprimée dans ses écrits théoriques sur le cinéma et la scène.   


Louis Jouvet a su transmettre toute sa science au travers de notes éparses, passionnantes, qu’il assimilait à des "fermentations". Ces précieux développements, souvent désarticulés, n’évitent pas toujours l’écueil du brouillon hémorragique : Louis Jouvet a parfois tendance à empiler ses impressions les unes sur les autres, au risque de se contredire à l’occasion. Le lecteur peut s’en lasser, mais les intuitions de Jouvet le réconcilient bien vite avec son œuvre. Offrons, sans plus attendre, quelques vues sur la somme théorique de Louis Jouvet…

 


Différences entre théâtre et cinéma

 


Selon Louis Jouvet, le théâtre est un "rite d’incantation", une "religion de l’esprit". Les personnages qu’il expose sont des résidus du divin. Il existe même un "luciférisme" du personnage. C’est dire la conception métaphysique de la scène que nourrit Louis Jouvet.


On a longtemps affirmé que Jouvet détestait le cinéma. Cette vue doit être corrigée, notamment si l’on songe aux rôles massifs qu’il endossa pour le 7e art (Monsieur Edmond, docteur Knock, inspecteur Antoine…). En vérité, le mépris relatif de Jouvet envers le cinéma lui permettait d’anoblir en regard le théâtre, sa véritable passion. C’est au motif de son inclination dévorante pour la scène qu’il a pu, par facilité, minorer l’importance artistique du cinéma.


Le réalisateur Julien Duvivier a su préciser les choses avec rigueur :


« Jouvet n’aimait pas le cinéma, et le cinéma l’adorait. Comment aurait-il pu aimer l’imprévision parfois forcée de nos travaux, l’incapacité flagrante de certains soi-disant cinéastes, le dédain trop souvent rencontré de l’ouvrage bien fait, la dilapidation insensée de l’argent qui lui faisait défaut par ailleurs… » (Cinémonde, 1951)


Par ailleurs, Louis Jouvet a soutenu que l’apparition du cinéma a permis de décongestionner le théâtre, de le purifier de ses animateurs les plus médiocres : en clair, le cinéma aurait détaché les mauvais comédiens de la scène et les aurait recyclés en acteurs. Le périmètre du théâtre se serait alors atrophié, mais pour le meilleur. Cette théorie, un peu caricaturale, n’est pas inintéressante.

 

(Pour approfondir la question, lire l'article L'identité du cinéma français, avec Djibril Guèye)

 

 

Les secrets du métier

 


« Le théâtre est fait pour apprendre aux gens qu’il y a autre chose que ce qui se passe autour d’eux, que ce qu’ils croient voir ou entendre, qu’il y a un envers à ce qu’ils croient l’endroit des choses et des êtres, pour les révéler à eux-mêmes, pour leur faire deviner qu’ils ont un esprit et une âme immortels » (Le comédien désincarné)


Louis Jouvet avertit que le métier de l’acteur commence par « l’art d’aimer et d’admirer ». Aussi, il faut toujours croire à la noblesse des auditeurs, à l’Esprit. L’intuition dans le jeu émerge à mesure que l’acteur avance dans la culture de la sensibilité.


« Le bonheur de l’acteur à son début ne lui coûte que la peine d’y croire ; ensuite, quand il est déjà désabusé comme papillon à la flamme, son bonheur est d’y faire croire les autres. Egoïsme et altruisme. Ce n’est pas jouer que de jouer seul » (Le comédien désincarné)


Plein de générosité, Jouvet évoque Molière, la kabbale, Victor Hugo, Diderot… son érudition effrayante lui permet de construire tous types d’argumentaires au service de sa science du jeu. Parfois, on pourrait juger qu’il va un peu loin :


« Les acteurs de théâtre dépassent les bornes de la pensée » (Le comédien désincarné)


« Le texte, c’est comme Dieu, à chaque fois qu’on le cherche ou qu’on pense à Lui, il a un sens différent, une figuration différente (…) »


L’acteur ne peut pas toujours être en "état dramatique" ; il faut cependant chercher à atteindre cet état dramatique, par la pratique et l’entraînement acharnés. Ceux-ci mènent doucement à l’intuition, qui est, par essence, l’état où la réponse devancerait presque la question.


Qu’est-ce que la tradition ? Comment réformer sans altérer la discipline ? Ici, Louis Jouvet est formel :


« Retrouver une tradition n’est pas copier l’ancien. C’est, par intuition, pénétration sensible, comprendre d’abord que ce que nous faisons actuellement est faux »


« Le personnage est obtenu par imitation jusqu’au sentiment VRAI qui pénètre l’acteur (…) ou par escamotage, substitution de l’acteur au personnage, enucléation (…) Mais le mode élevé et parfait, c’est quand, de concert avec l’auteur, il pratique la nécromantie opératoire »


L’acteur doit accepter l’amertume du métier s’il compte progresser :


« Nécessité de l’attente, du découragement obligé, pour mûrir et comprendre mieux »


Cependant :


« Tout est consommable, utilisable de l’acteur, même son impuissance, ses défauts, ses vices, toutes ses déformations reformées, filtrées, accommodées peuvent servir le rôle et l’œuvre »


« Une conclusion neuve peut sortir d’un raisonnement faux. Un ensemble peut être vrai ou neuf, dont chaque pièce est une erreur »


Le travail de l’acteur ne doit donc pas s’entendre comme une arithmétique exacte ; les essais qui tombent à côté, les faux pas heureux peuvent ouvrir des sentiers inespérés. L’homme du métier doit toujours être conscient de cela. La mystique n’est plus très loin :


« La seule chose réelle avant la réalité de la Communion des Saints, c’est cette amitié des âmes, cette seule sortie possible de notre moi. L’humanité et sa souffrance, sentie, ressentie, partagée, dans la communion du théâtre » (Le comédien désincarné)


Pierre-André Bizien

 

 

Pour aller plus loin 


L’identité du cinéma français, entretien avec Djibril Guèye

 

Louis Jouvet, Le comédien désincarné

 

Le blog du cinéma

 

Avisdupublic.net

 

Cinephilia

 

Doc-ciné

 


 

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