La nostalgie est-elle un poison? Dangers et ouvertures psychologiques

 

L’opinion médiatique dominante assimile la nostalgie à un état d’esprit négatif, immobiliste, sinon suspect. Est-ce justifié ? Cette question n’est pas simple à résoudre. Ce qui relève du tréfonds occulte de la sensibilité ne se dissèque pas comme le ventre d’une grenouille ou un quelconque fait social.


En premier lieu, il convient de définir la nostalgie, et c’est dès ce moment que la procédure déraille. Il s’avère en effet que le terme n’a jamais été clairement "domestiqué" par la langue française. La nostalgie est un mot gras, spongieux, composé de mille états de langueur mélancolique. D’étymologie grecque, la notion est traditionnellement associée au mal du pays, à un exil affectif, aux réminiscences ondulantes d’un agrément révolu. Immédiatement, nous pressentons ici la menace d’une paralysie psychologique, d’un renoncement ontologique face à la force des choses, aux défis mouvants du devenir.


A l’état brut et sans mélange, la nostalgie peut s’avérer le pire opium qui soit : une dose de douceur artificielle qui vous transporte dans un arrière-monde recomposé par la conjonction du souvenir et du désir. Le syndrome du fétichisme affleure alors, bientôt suivi par le vertige idolâtre. La nostalgie peut dès lors déboucher sur le passéisme, le traditionalisme, la réaction. Présent et futur sont disloqués sous le socle d’un passé perpétuel ; les symptômes du pourrissement organique apparaissent alors sur l’appareil mental de l’individu concerné. Comprise dans ce cadre, la nostalgie peut être qualifiée de faute morale majeure, puisqu’elle brise le devoir d’enthousiasme et de responsabilité requis de la nature humaine face à l’avenir. Elle est une fuite, une lâcheté métaphysique.

 

 

Première objection

 


La ruse de l’illusion, c’est de nous mystifier au moment-même où les faux-semblants se dissolvent. Les crevasses intellectuelles s’approfondissent aux environs de la lucidité, lorsque les premiers pièges ont été dépassés. Une question n’est jamais résolue parce qu’on l’a mise en perspective. La nostalgie est une réalité plus complexe et plus vaste que sa contexture mondaine.


En France, elle est avant tout dépréciée pour des raisons politico-symboliques séculaires, qui n’ont rien à voir avec la recherche du vrai. La guerre intellectuelle est structurée par le label du progressisme, enjeu narcissique par excellence. Dans ces conditions, la voie souterraine qu’offre la nostalgie pour rallier la dimension charnelle de notre histoire est obstruée. Ici, Régis Debray nous avertit justement :


«Aujourd’hui, si la nostalgie est moquée, elle l’est par des gens qui n’aspirent qu’à changer un peu les choses pour que rien ne change. La nostalgie, c’est le grand coup de pied au cul des amnésiques» (Marianne, 17 octobre 2015)

 


En effet, la nostalgie a cette vertu paradoxale de nous extraire de la mêlée aveugle du momentané par le biais romantique ; dès lors, elle est potentiellement porteuse de lucidité, en ce sens qu’elle permet « d’élargir la focale » du quotidien, de contextuer, de comparer. Maintenue dans de strictes limites, elle offre l’occasion d’une remise en cause permanente et permet à la filiation spirituelle de se concrétiser. Ecoutons encore Régis Debray :

 


«Ce que l'on appelle vulgairement nostalgie n'est pas ce qui tire en arrière, mais ce qui pousse en avant les hommes d'action, et en particulier les révolutionnaires. (…) Par chance pour notre pays, les révolutionnaires de 1789 ont eu la " nostalgie " de la République romaine» (Message à François Hollande, 0ctobre 2016)

 


Ce qui est "moderne" n’est pas ce qui vient chronologiquement "après", mais plutôt ce qui tranche avec le ronronnement du prévisible.


«La révolution est la vacance du déterminisme au profit de l’Idée, avec, pour cette dernière, une marge de manœuvre que le commun des jours ne lui reconnaît pas» (Jacques Julliard, La faute aux élites)

 

La nostalgie offre la possibilité de mobiliser une mystique, pétrie de sang et de héros idéalistes qui ont jadis déclaré la guerre au fatum. Elle est force d’avenir comme elle peut demeurer ombre du passé. La nostalgie oscille toujours entre résistance et réaction : c’est à ceci que l’on devine sa dimension dramatique, son ambiguïté éthique.

 

Deuxième objection

 


Les opposants déclarés à la nostalgie oublient généralement que l’humanité ne vit pas que de pain et de jeux. L’identité lui est une préoccupation vitale, dont dépendent les "repères" structurants pour les générations en formation. On ne dépasse utilement que ce qui est déjà imposant, intimidant : sans humilité préalable, le progrès mute en enfer déshumanisant. Les ressources spirituelles de la nostalgie permettent à l’âme humaine de s’éduquer, de dégrossir ses aspirations spontanées. Une autre ligne de partage apparaît au cœur de la nostalgie. Il s’agit de l’opposition entre la solitude et l’isolement, deux manières inverses de vivre sa nostalgie : 

 


«Il y a une extraordinaire grandeur dans ce mot solitude qui implique non pas que je suis séparé du monde, mais qu’étant séparé des objets ou des êtres particuliers qui m’aveuglent et me retiennent, l’univers entier est déployé devant moi. La solitude agrandit l’âme jusqu’à la mesure du tout et fait naître en elle une incomparable émotion religieuse» (Louis Lavelle, Solitude, destinée de tous les êtres)

 


Le problème du "temps réel"

 


Il est d’usage, dans le langage courant, d’utiliser l’expression : « en temps réel ». Cet usage généralisé sous-entend trompeusement que seule l’immédiateté est réelle. Or, le passé comme le futur sont des temps réels. Le rapport que la sphère intellectuelle entretient avec la nostalgie est spécieux dans cette même mesure. Plutôt que d’utiliser mécaniquement l’expression « en temps réel », nous pourrions avantageusement corriger : « en temps direct ». Cette option semble plus justifiée, car elle exprime plus clairement le message : ce qui se passe est « en direct » et pas simplement « réel ».

 

Parallèlement, la nostalgie n’est pas nécessairement ce qui est "mort", froid, révolu, enterré. Elle est une dimension profonde de la solidarité humaine au travers des âges, une fraternité noble qui dépasse les outrages du temps. Nos prédécesseurs en humanité peuvent encore nous parler, nous n’avons pas à leur tourner le dos par principe. Leur ménager une part de présence au cœur de notre quotidien, c’est un devoir qui ne saurait muter en servitude. Le passé a le droit de vote, mais pas le droit de veto.


Toute société en mutation a structurellement besoin de freins académiques aptes à ralentir les ruades incontrôlées du nouveau. Toute jeune garde affamée de "progrès" et de changements est susceptible de commettre de lourds impairs par excès d’enthousiasme : dans ce contexte, le vieille garde académique et son magistère symbolique permettent de contenir la course, de la ralentir suffisamment pour que le temps de la réflexion puisse faire son œuvre. C’est lorsque la tradition et l’académisme immobilisent le progrès, ou l’abattent comme un chien, que nous sombrons dans les ténèbres.


Dans la pratique, malheureusement, le corps intellectuel jouit de re-mimer sans cesse la querelle des Anciens et des Modernes… des passéistes et des "progressistes"… (voire, quelque part, de la droite et de la gauche). En vérité, il s’agit d’un vaste jeu de dupes qui épuise les intelligences et les cœurs. Anciens et Modernes, passéistes et "progressistes" sont conjointement légitimes ; l’équilibre de l’avenir dépend d’un progrès dont la gestation a été suffisante, dont la maturation a été possible.

 

Il ne s’agit pas de faire le choix du fameux "juste milieu", mais de bâtir l’avenir avec la solidité de l’expérience. Il n’y a rien de plus niais que de faire remarquer d’un ton blasé que de tous temps, des hommes ont dit : « c’était mieux avant ». A chaque époque, structurellement, il est nécessaire que des hommes le disent. L’important est de ne pas déifier leur parole.

 

Pierre-André Bizien

 

 

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