Racisme anti-asiatique - entretien avec le rappeur Lee Djane

 

La question du racisme anti-asiatique est rarement posée dans notre société. Le fait s’explique avant tout par la faible représentation médiatique de la population concernée. Dans ce contexte, le rappeur Lee Djane a souhaité briser le silence avec un tube très musclé : "Ils m’appellent chinois".

 

 


 

Ce jeune artiste dérange un peu dans l’univers du rap, qui a comme partout ses codes de préséance et son aristocratie. En tout premier lieu, il faut remarquer que le flow de Lee Djane s’impose par ses scansions lentes et fluides, qui tournent le dos aux rythmes parfois trop écrasés des rappeurs ordinaires ; ici, la part du contenu philosophique prime sur la violence textuelle. L’agrément sonore est manifeste. On se prend à réécouter deux, trois, quatre fois le tube… pour éprouver plus finement ce qui se révèle, pour savourer chaque effet. L’audace de Lee Djane, sa volonté de faire bouger les lignes, c’est cela qui nous fait penser enfin : "Merde, ce type prend vraiment le rap au sérieux !" … tout simplement parce qu’il exploite jusqu’au bout la raison d’être de ce genre musical controversé.

 

Sans se contenter de "contester" le fonctionnement de la société, il pense cette dernière et en explore les mécanismes. C’est en cela que le rap est ici sublimé, qu’il atteint concrètement sa raison d’être. Les faits sont formels : gueuler pour gueuler est un écueil fréquent qui fait du rap un genre mal aimé de beaucoup de gens. Ici, clairement, on se retrouve face à un type qui offre à penser, à phosphorer, à suivre ses réflexions bien pesées. Il offre au genre une légitimité indiscutable. Le plus surprenant, dans tout ça, c’est que Lee Djane est tout nouveau dans le rap. Il y a déboulé très tard, mais il a su conquérir le respect des professionnels du secteur par son acharnement et son talent.

 


Examinons plus avant ce qui s’exprime dans "Ils m’appellent chinois" :

 


Le clip est filmé en noir et blanc, dans un univers périphérique monotone. La mélodie débute doucement, elle sécrète quelque chose de nostalgique, de triste. Lee Djane apparaît seul, très grave, vêtu d’un blouson noir. Il pose des paroles dures, pleines de colère, contre la ribambelle de surnoms qu’il endure depuis l’enfance : "chinois", "bol de riz", "Tching tchong", "citron"… Cette méchanceté gratuite l’interroge profondément. Comment réagir face à ce racisme tranquille, que tout le monde semble tolérer gentiment ?

 

Cette situation le dégoûte, et il tient à le faire savoir. Il "dépose" devant nous ce qui le blesse. A mesure que le clip avance, son dépit se transforme en haine et en rancœur ; bientôt, il se met à retourner les insultes et le mépris contre toutes les autres catégories de Français. C’est alors qu’intervient la lumière : une voix off l’extirpe de sa colère et le met face à ses contradictions. Pourquoi répondre à la haine par la haine ? Pourquoi s’insurger contre ce que l’on imite soi-même ? Alors Lee Djane s’éveille à un nouveau regard, plus serein, plus noble. Libéré. C’est magnifique, tout simplement bouleversant. "Ils m’appellent chinois" est un appel au respect mutuel, à l’humanisme et à la paix. Après son écoute, nous prenons conscience d’une réalité que nous ne soupçonnions pas. Il est temps de faire évoluer nos consciences.


Pourquoi notre jeunesse métissée, avide de respect, s’esclaffe-t-elle toujours en cœur dès qu’il est question de chambrer le chinois, ses nems et son accent nasillard ? La question du racisme anti asiatique, c’est un peu l’angle mort de l’humanisme hexagonal. En France, donc, certaines souffrances ne bénéficient pas de la même attention que les autres. Depuis trop longtemps, le roman national est gangréné par la concurrence des mémoires. Les jeunes d’origine asiatique sont trop souvent sacrifiés à l’hilarité générale pour éponger les ratés du vivre-ensemble. Pourquoi tant de mépris ? L’humoriste Kee Yoon Kim aime rappeler que dans les imaginaires français, l’Asie est constituée de deux seuls pays : Chine et Japon. Vous avez beau être Français jusqu’au bout des ongles, éventuellement parisien d’origine vietnamienne ou lyonnaise d’ascendance coréenne, pour le commun vous resterez toujours chinois…

 

 

 

 

ENTRETIEN 

 

 

Milkipress : Lee Djane, ta présence dans l’univers du rap est une surprise ; étant donné tes origines, tu as décidé d’y apporter ta différence et tes réflexions philosophiques. Un rappeur asiatique en France, c’est plutôt rock’n roll pour l’imaginaire collectif… surtout lorsqu’il est question de penser la société à contre-courant d’un certain mainstream. Quelle est ton histoire ?


Lee Djane : Mes parents sont arrivés en France en 1982, sous l’ère Mitterrand. Ils fuyaient le Cambodge, encore tout fumant du génocide perpétré par les Khmers rouges. Leurs origines sont chinoises. Moi, je suis né ici, en France, et c’est là que j’ai tout reçu. C’est mon pays de cœur.


Milkipress : (durant l’interview, la question politique fut abordée) Tu es très sévère avec les politiques. Ne penses-tu pas qu’il est un peu illusoire de toujours tout attendre d'eux ?


Lee Djane : en France, la plupart des politiciens sont des cumulards qui se reproduisent et engraissent sur le système. Alors qu’ils devraient révolutionner les choses, ils préfèrent maintenir les réseaux d’injustice qui nous entravent et nous étouffent. Pourquoi ? Simplement par carriérisme. Plutôt que d’énoncer des vérités difficiles, ils préfèrent caresser les électeurs dans le sens du poil en flattant à tout va : « la banlieue c’est l’avenir », etc… Ce type de discours est tellement insuffisant ! La réalité des violences dans les quartiers populaires a longtemps été minorée pour des raisons peu avouables.


Milkipress : Peux-tu préciser ?


Lee Djane : Soit on se décide unis avec un destin commun, soit on vit dans le chacun pour soi. Il faut une France fraternelle où les Français seraient fiers du drapeau. Or les politiciens ont abandonné le patriotisme. Ils préfèrent faire avec les failles du système et en tirer profit. Je vois la mascarade… ce jeu de chamaille perpétuelle gauche-droite à l’Assemblée… La vie politique française est platement bipolaire, et non révolutionnaire. Le système écrase les petits partis, les voix utiles et indépendantes. Les grosses machines écrasent tout.


Milkipress : Penchons-nous sur le message que tu délivres dans "Ils m'appellent chinois" (ton seul clip, comme tu le précises) : ce morceau, très engagé, décrit de manière très crue les clichés et les stéréotypes qu’endurent chaque jour les asiatiques. La réflexion philosophique que tu déploies au travers de tes couplets énonce quelque chose de fort, et complexe. Peux-tu nous éclairer ?


Lee Djane : à la base, je pose le problème sous la forme d’une simple question : « Les gens sont-ils stupides, ignorants ou maladroits ? » Le racisme ordinaire résulte du va et vient continuel entre ces trois déficiences. Elles nous guettent tous, nous surprennent à notre insu. Car le racisme n’a rien à voir avec cette monstruosité grossière et monolithique dont on nous gave ; c’est quelque chose de plus subtil, de plus diffus, quelque chose qui agit à plus ou moins basse intensité… et qui pourrit bien plus, au final, que ces invectives caricaturales ("sale arabe", "sale nègre"…).


Milkipress : Comment les asiatiques vivent-ils le racisme dont ils font l’objet ?


Lee Djane : Les asiatiques ne sont pas très plaintifs à la base. Ils sont pragmatiques. On dit souvent que nous sommes sournois, qu’on ne dit rien directement… C’est un peu vrai quelque part. « Blaguer sur nous c’est trop facile », car nous ne choisissons pas la confrontation directe et frontale. Les gens ont l’impression qu’ils peuvent tout se permettre. Le problème, c’est que nous n’oublions pas ce que nous entendons,  et que ça ressurgit tout de même d’une façon ou d’une autre. Le plus effrayant, c’est le fait que lorsqu’on se moque d’un asiatique, on ajoute toujours spontanément que c’est juste "pour rire". Or, jamais on ne se permettrait de traiter avec le même mépris un jeune noir ou un jeune arabe, à moins de sciemment "chercher la merde". Ce qui fait le plus mal, dans le racisme anti-asiatique, je l’ai exprimé dans cette rime :

 


Face à la France black blanc beur qui depuis toujours m’ignore, elle veut que je reste mignon dans un coin, mais a-t-elle reçu mon accord ? »

 


On a parfois l’impression que la France de ladite « diversité » nous a totalement oubliés de son agenda. Il suffit de regarder notre représentativité au sein des médias : à part Frédéric Chau et quelques rares personnalités, les français d’origine asiatique sont globalement invisibles dans l’univers d’identification des jeunes. Du coup, personne ne les prend pour référence, et ce malgré leurs talents. Des fourmis anonymes… c’est peut-être ça, l’étiquette qu’on nous assigne ici. A nous de changer les choses.


Milkipress : Dans ce contexte morose et médiocre, tu as choisi de dénoncer le racisme que subissent au quotidien les asiatiques de France, mais tu veilles à ne pas t’arrêter à ce constat… pour ne pas tomber dans le piège communautaire.


Lee Djane : Je n’éprouve pas énormément de racisme contre moi au quotidien. C’est plutôt quelque chose de diffus, et surtout de généralisé. Le racisme, je l’ai vécu de la part de toutes les composantes de la France Black-blanc-beur, ce qui m’a permis de relativiser : avant que de dénoncer telle ou telle communauté, j’ai pu constater que c’est avant tout l’humain qui est exposé à la tentation du racisme… toi, moi, chacun d’entre nous. Victimes et coupables s’entremêlent, ce qu’ont du mal à admettre les grosses machines antiracistes : il y a toujours du clientélisme, des dominantes identitaires implicites, ici ou là. Dès lors, elles empêchent l’antiracisme revendiqué d’être clairement universel… et à cause de cela, nous en sommes encore au stade de l’antiracisme de niches.


Milkipress : Que penses-tu des explications traditionnelles du racisme en France ?


Lee Djane : Ce ne sont pas les blancs seulement qui sont racistes, comme on l’entend trop souvent. Lorsqu’on parle du racisme des blancs, on en fait des romans, des volumes… En fait, les hommes blancs vont prochainement disparaître dans le monde. C’est une simple logique démographique. D’ici 200-300 ans, ils ressembleront aux Amérindiens en voie d’extinction. Si l’homme blanc va bientôt disparaître, c’est à cause de sa naïveté, de son manque de fermeté, de son auto-culpabilisation permanente ; au fond, il pense qu’il a commis tous les malheurs du monde. Il suffit pourtant de regarder le passé de notre planète : au cours de l’histoire, les chinois Han ont massacré des millions de personnes... Les blancs n’ont rien à voir avec la plupart de ces massacres qui ravagent la planète. Pourtant, ils se perçoivent toujours comme coupables du malheur de tous les hommes… et c’est cela qui les perdra. Dans quelques siècles, l’humanité sera partagée en trois grandes familles : noirs, asiatiques et métisses. Les blancs constitueront alors une infime minorité, marginalisée.

 

Milkipress : Au final, comment traiter le racisme diffus qui gangrène notre société ?


Lee Djane : Une amorce de réponse réside dans cette strophe : « J’pense que c’est dans les moments de faiblesse où l’ignorance prend le dessus sur nous ». Si l’on parvient à éviter de nous retrouver en posture de faiblesse, si l’on parvient à demeurer forts ensemble, Nietzschéens, volontaires, conquérants, nous éloignerons de nous l’ignorance, qui est autre chose qu’une simple déficience intellectuelle. Il faut avant tout réfléchir, méditer tout cela, nous maintenir en tension, préparer des révolutions… pour le bien de tous.

 

Propos recueillis par Pierre-André Bizien

 


 

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