Devenir un intellectuel selon le père Sertillanges


Comment devenir un intellectuel ? Existe-t-il des recettes, une méthode particulière pour atteindre les cimes de la pensée? Le père Sertillanges, haute conscience religieuse du début du XXe siècle, nous assure que oui.

 


Philosophe, frère dominicain, grand spécialiste de Saint Thomas d’Aquin, Sertillanges fut en son temps réputé pour avoir fondé la revue thomiste. Dorénavant largement oublié, il mériterait pourtant l’attention des nouvelles générations. Au-delà du parfum d’austérité qui entoure la mémoire de ce moine savant, en dépit de sa religiosité corsetée, il nous serait très profitable d’accorder de l’attention aux grandes lignes de sa pensée.

 

Osons donc entamer ce travail par l’abord le plus simple : la surface externe de l’œuvre de Sertillanges, et plus précisément ses conseils quant à la question du développement de l’intellectualité humaine.

 

Exigence fondamentale : ne pas trop lire !

 

Recommandation étonnante, mais qui s’explique très simplement. Trop souvent, l’apprenti penseur se figure que l’intelligence et l’efficacité intellectuelle se mesurent au nombre de connaissances amassées dans le cerveau. Grave erreur : en réalité, la lecture excessive génère une tendance à la passivité de l’homme d’idées. Il s’agit là d’une paresse inconscience, d’autant plus pernicieuse qu’elle se cache derrière l’alibi de l’apprentissage. Le travail concret d’élaboration conceptuelle est dès lors sans cesse repoussé à plus tard.

 

«Beaucoup lisent comme on tricote. Livré à une sorte d’indolence, leur esprit assiste au défilé des idées et se tient là inerte» (La vie intellectuelle).

 

Le lecteur gourmand se barricade dans l’inaction cultivée, bien installé dans son fauteuil, arguant de la nécessité constante de s’informer, d’engranger du savoir ; malheureusement, plus son esprit s’alanguit à emmagasiner sans ne rien produire, plus il s’empâte, plus il s’enlise dans l’inaction intellectuelle. A l’heure de l’action, il ne saura rien produire que du flou, du vague et du pusillanime.


Surchargé de connaissances empilées les unes sur les autres, il ne saura dégager la moindre idée nette, claire et sérieuse. Ainsi, de même qu’une nourriture trop riche alourdit les corps, la lecture excessive sature de graisse nos muscles intellectuels.

 

Sertillanges nous met en garde contre ce travers, très répandu dans le monde universitaire, hier comme aujourd’hui. Il suffit de s’entretenir avec quelque jeune doctorant sorbonnard pour s’en convaincre… 

 

« Ce que l’on proscrit, c’est la passion de lire, l’entraînement, l’intoxication par excès de nutrition spirituelle, la paresse déguisée qui préfère une facile fréquentation à un effort. La « passion » de la lecture, dont beaucoup s’honorent comme d’une précieuse qualité intellectuelle, est à la vérité une tare ; elle ne diffère en rien des autres passions qui accaparent l’âme, y entretiennent le trouble, y lancent et y entrecroisent des courants confus et en épuisent les forces. Il faut lire intelligemment, non passionnément» (La vie intellectuelle)

 

Lorsqu’on lit, il ne faut retenir que ce qui nous servira concrètement plus tard, et laisser derrière soi tout superflu. Si l’on n’opère pas ce tri à chaque instant, on charge inutilement sa mémoire, et on finira par s’y noyer.  Aussi s’agit-il de ne pas trop lire de romans, lesquels auraient tendance à agiter et désorienter les pensées.

 

Selon notre savant, il n’existe que quatre espèces de lectures : celles qui servent à se former généralement, celles qui servent en vue d’une tâche précise, celles qui entraînent au travail ou au bien, enfin celles qui nous distraient. Ce que nous devons lire en priorité, ce sont les œuvres des génies reconnus, qui nous « accoutument à l’air des sommets».

 

Pour la culture générale de l’intellectuel standard, Sertillanges affirme qu’il faut connaître à fond de trois à quatre auteurs. Pour la spécialité, il faut aussi connaître trois ou quatre auteurs à fond.

 

Il suffit de deux heures de travail effectif par jour pour devenir un intellectuel ; nul besoin d’être un rat de bibliothèque, un penseur enfermé dans son cabinet. Autre impératif : sortir, rester au contact des hommes, des réalités quotidiennes. Prendre l’air, se délasser consciencieusement chaque jour, ne pas se laisser assécher par le travail intellectuel. Le véritable penseur sait quitter son bureau pour régénérer ses forces ; il doit régulièrement oxygéner son corps, s’écarter du monde des idées pour mieux y revenir après repos. 

 

Le tout est de faire à fond ce que l’on fait à chaque moment ; donc, surtout, ne pas tomber dans le dilettantisme qui dissipe les énergies intellectuelles. Pour autant, refuser de s’enfermer dans une spécialité trop étroite. On connaît les ravages de la spécialisation à outrance sur les cerveaux !

 

« Fuyez ces esprits qui jamais ne peuvent sortir de la scolarité, qui sont esclaves du travail au lieu de le pousser devant eux en pleine lumière. Se laisser ligoter par d’étroites formules et se pétrifier l’esprit dans des formes livresques est une marque d’infériorité qui contredit clairement la vocation intellectuelle. Ilotes ou éternels enfants : tel est le nom de ces prétendus travailleurs, qu’on trouve dépaysés en toute haute région, devant tout horizon large, et qui volontiers réduiraient les autres à leur orthodoxie de primaires étriqués» (La vie intellectuelle)

 

Sertillanges n’en démord pas : il ne faut pas devenir un spécialiste cloisonné, mais toujours savoir s’intéresser aux disciplines qui ne sont pas les nôtres, sans pour autant tomber dans le dilettantisme. En vérité, les disciplines communiquent entre elles, et le véritable humaniste n’est pas l’homme d’une science exclusive.  Toujours, un philosophe doit être un peu poète, et un poète un peu philosophe.

 

Autre recommandation : lorsque l’on est confronté à des idées qui nous sont étrangères, ne pas critiquer par pli naturel, mais toujours tenter de distinguer le vrai dans ce qui est dit. De fait, les savants ne disent ni n’écrivent soit vrai, soit faux : certaines pensées proclament des erreurs, d’autres la vérité, et il y a enfin celles qui nous mettent dans sa perspective.

 

             Pierre-André Bizien

 


 

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